Pourquoi les compositeurs vivants n'ont-ils pas d'amis ?
Par DavidLeMarrec, mardi 28 février 2012 à :: Musicontempo - Discourir :: #1929 :: rss
1. Le préjudice
A l'occasion des Victoires de la Musique Classique et des commentaires qui ont suivi la soirée, Patrick Loiseleur se récrie (non sans raison, même s'il y a quelques dommages collatéraux) contre la condescendance facile et le rejet massif qui frappe le compositeur vivant, forcément veule et laid.
Veule ? Car servilement soumis à une idéologie. Laid ? Car bling blang blong.
Je crois que crois que cela tient beaucoup à une forme de lien social (paraît-il typiquement français) : on râle pour créer une forme de connivence, de sujet de conversation. De même qu'on râle contre les Victoires de la Musique Classique tous les ans, et que tous les ans, alors qu'on sait que ça ne va pas nous plaire, on regarde, pour pouvoir ensuite dire à quel point c'était affreux (pas la bonne heure, pas les bonnes personnes, pas le bon ton).
Il y a même des circonstances dans la vie quotidienne où ne pas râler avec les autres peut vous faire passer pour... ronchon.
Je concorde donc tout à fait avec le billet de Patrick Loiseleur, qui trouve cela un peu facile et mesquin, surtout quand c'est pour se limiter à des sobriquets stériles, utilisés par des gens qui n'ont jamais cherché à vérifier ce qu'ils recouvrent :
On a même inventé des néologismes pour mieux les rabaisser: "néo-tonals", "(post-)sériels", "minimalistes", "répétitifs", "bruitistes"... quel que soit leur style, une chose est sûre: ils ne trouveront pas grâce [...]
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2. Les causes
Mais, comme il est tout de même amusant d'avoir mauvais esprit, on peut se demander s'ils ne l'ont pas un peu cherché. A mon (humble) avis, il y a de toute façon quelques raisons structurelles pour lesquelles les compositeurs contemporains sont des cibles évidentes (faciles, et d'une certaine manière légitimes) :
1) Par définition, chez les contemporains, la sélection ne s'est pas faite. Il y a quantité de compositeurs de premier plan qui ne sont plus joués, mais on ne trouve guère d'imposteurs chez ceux qui ont été distingués par la postérité... Evidemment, le taux de satisfaction est moindre si on écoute de la musique d'aujourd'hui, qui est non triée.
2) Les esthétiques dominantes de la musique contemporaine, dans l'imaginaire collectif et dans les concerts, sont particulièrement arides et souvent habillées de concepts verbeux inutiles, ce qui crée chez ceux qui ne passent pas leur vie à explorer le classique cette impression (qui n'est pas infondée).
Quand on dit "musique contemporaine", on ne pense pas immédiatement à Daniel-Lesur, au dernier Górecki ou à Aboulker... Et quelque part, on a du mal à les penser dans cette catégorie : Daniel-Lesur est plutôt un "attardé" debussy, Górecki compose de la variété new age, et Aboulker de la musiquette pour enfants, ce n'est pas de la musique d'aujourd'hui tout ça ! [Je précise, pour éviter toute confusion, que j'aime beaucoup ces trois compositeurs, malgré ces griefs qu'on peut leur faire et que je ne leur fais pas.] D'ailleurs, dans ma liste, il y a deux morts (encore frais, certes).
3) Même chez les compositeurs qui, disons, restent plus proches des traditions modales, le coefficient d'accessibilité reste la plupart du temps bien moindre que pour n'importe quelle oeuvre d'avant 1900.
Je conviens tout à fait que ce rejet est triste, mais il s'explique - et c'est pour partie la faute des compositeurs, on ne peut pas exiger des gens qu'ils passent leur vie à écouter de la musique pour arriver à suivre ! Il existe des tombereaux de compositeurs de valeur jamais joués mais dont les partitions libres de droits attendent, en une quantité telle que même les mélomanes les plus répertorivores ne pourront pas en deux vies en épuiser les seuls chefs-d'oeuvre... Alors, pourquoi passer tout son temps libre à décrypter des esthétiques absconses et contradictoires, qui, même en triomphant de leurs difficultés, apportent moins de plaisir qu'une bête symphonie de Mannheim ?
Il y a là un vrai sacerdoce, qu'on ne peut exiger du mélomane qui écoute ponctuellement du classique (comprenez : pas plus d'une heure par jour sans rien faire en même temps...).
Certes, il serait à ce compte-là plus judicieux de se taire, mais la nature humaine étant ce qu'elle est, il ne faut pas négliger l'attraction du plaisir de parler de ce que l'on ne connaît pas.
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3. Les conséquences
Tout cela est accentué par les séquelles des guerres idéologiques musicales des années soixante : il n'existe pas, à ce jour, de liste non partisane qui fasse autorité sur les grands compositeurs et les grandes oeuvres d'après 1960. Chacun a sa propre mesure de ce qui est rétrograde ou abscons, naïf ou moche.
Tout cela explique pourquoi il est devenu facile de dire du mal des compositeurs (comme pour les metteurs en scène à l'Opéra...) : on active des clichés qui sont vérifiables par une fréquentation superficielle de cette frange du répertoire. Ils restent des clichés (donc réducteurs, trompeurs, injustes), mais à moins de s'y pencher sérieusement, on n'y voit que du feu.
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4. L'exemple de Philippe Manoury
Il en était question dans Le Journal de Papageno, aussi je reprends ici aussi le fil des méditations.
Pour s'intéresser plus spécifiquement sur Manoury : j'aime beaucoup son style d'aujourd'hui, il a effectivement une science d'orchestre consommée, un très beau talent de coloriste, et contrairement à beaucoup d'autres de la même chapelle, on sent quelque chose de fortement discursif dans ses oeuvres.
Mais il traîne aussi son boulet, le fléau de la musique contemporaine (le plus terrible, juste après le livret-pourri) : les oeuvres qu'on trouve au disque sont pour large partie celles de ses débuts, lorsqu'il ne maîtrisait pas encore bien les alliages acoustique / électronique, et qui sonnaient assez comme du bricolage... Aussi, la réputation d'expérimentateur avant-gardiste médiocre lui est largement demeurée.
C'est le cas pour un très grand nombre de compositeurs d'aujourd'hui, malheureusement : les bonnes oeuvres ne sont pas forcément enregistrées.
Manoury est même plutôt bien loti, puisque dans ces toutes dernières années, j'ai l'impression qu'il a eu la possibilité d'enregistrer un bon nombre de nouvelles (bonnes) choses. Mais jusqu'au début des années 2000, on trouvait surtout des oeuvres qui avaient quinze ou vingt ans d'anciennetés (et qui n'étaient pas bonnes !).
Là aussi, le serpent se mord la queue : réussissant souvent mal la musique de chambre (plus difficile, surtout pour les langages "non-polarisés"), alors que c'est la moins chère à enregistrer... ils paient leur façon de n'être intelligibles que sous la forme de couleurs, de flux, de textures... puisque leurs chefs-d'oeuvre orchestraux ne sont pas forcément disponibles au disque.
C'est une généralisation ici encore, mais elle explique pour partie l'injustice que le billet de Patrick Loiseleur signale très bien.
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De toute façon, la musique, c'est nul.
Commentaires
1. Le mercredi 29 février 2012 à , par Ugolino Le Profond
2. Le mercredi 29 février 2012 à , par Papageno :: site
3. Le mercredi 29 février 2012 à , par Ugolino Le Profond
4. Le jeudi 1 mars 2012 à , par Ouf1er
5. Le jeudi 1 mars 2012 à , par DavidLeMarrec
6. Le lundi 5 mars 2012 à , par Cololi
7. Le mercredi 7 mars 2012 à , par aymeric :: site
8. Le mercredi 7 mars 2012 à , par DavidLeMarrec
9. Le mercredi 7 mars 2012 à , par DavidLeMarrec
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