Une œuvre qui faillit ne jamais être achevée… et ne jamais être
redonnée.
Joseph-François Duché de Vancy et Henry Desmarest commencent à écrire
une
Iphigénie en Tauride en
1695, dans cette période particulière où L
ULLY
est mort, où le roi ne s'intéresse plus guère à la musique depuis
longtemps, et où le public boude la plupart des nouvelles tragédies en
musique – tandis qu'il s'enthousiasme pour la nouveauté du ballet à
entrées (chaque acte constitue une micro-intrigue avec une couleur
locale forte, sur le modèle de
L'Europe
galante de La Motte & Campra). C'est pourtant le moment où
les livrets sont les plus ambitieux, osant des fins
réellement tragiques,
et où la musique ose puiser à davantage d'italianité : contrepoint,
harmonies, solos virtuoses s'accumulent. Les opéras de Desmarest
restent assez nettement dans la filiation
LULLYste,
mais ceux de Charpentier, Jacquet de La Guerre,
Marais, Campra,
Destouches osent quantité de gestes nouveaux, avec une théâtralité
souvent beaucoup plus hardie.
1. Le livret
Ici, le sujet proposé par l'Académie Royale de Musique est inspiré par
le projet d'un
Oreste & Pylade
commandé à François-Joseph de Lagrange-Chancel
pour la Comédie-Française. Cependant
la pièce n'est livrée qu'en 1697, et les librettistes ne pouvaient donc
avoir une connaissance précise. Les choix dramaturgiques en sont aussi
différents que possible : dans la tragédie de Lagrange-Chancel, Thoas
s'est épris d'Iphigénie et délaisse la princesse scythe Thomiris à
laquelle il a promis le mariage – l'intrigue se dénoue par la mort de
Thoas dans la bataille qu'il livre aux Grecs venus dérober l'image de
Diane.
Dans la tragédie en musique écrite par Duché de Vancy (l'auteur du
livret de
Céphale & Procris
de Jacquet de La Guerre) et achevée par Danchet (l'auteur du livret de
plusieurs grands Campra, comme
Tancrède
ou
Idoménée), le centre de
gravité est totalement différent. Certes, Thoas s'y trouve aussi au
centre, mais cette fois-ci, il soupire pour
Électre, qui a fait le déplacement
avec Oreste et Pylade (auquel elle est fiancée) pour les protéger. La
princesse argienne feint ainsi d'accepter la main du tyran barbare pour
garantir la vie de son frère et de son amant – tout en projetant de se
donner la mort ensuite. Évidemment, elle est d'abord maudite par Oreste
pour s'être ainsi donnée, avant que de révéler son geste généreux. Les
deux duos de non-reconnaissance, puis de reconnaissance entre Iphigénie
et Oreste sont très touchants, mais Électre se trouve réellement au
pivot de l'intrigue, comme le personnage le plus entreprenant et le
plus courageux, celui qui peut réellement opérer des choix, tandis que
Thoas se trouve balloté par ses affects (et l'opposition des dieux,
avec une grande tempête qui interrompt la fête d'hyménée) et que les
Grecs se trouvent tout simplement… prisonniers.
Ce motif est à ma connaissance
une
invention de Duché de Vancy, je ne l'ai vu nulle part (et en
tout cas pas chez Lagrange-Chancel) ; passé la surprise première, je le
trouve très astucieux, on réutilise un personnage connu (on précise
même qu'elle est née après le ravissement d'Iphigénie) tout en
conservant son tempérament volontaire, et en lui fournissant une
intrigue amoureuse secondaire – comme on en ferait pour Alcide ou
Achille. Il est assez inhabituel de rencontrer des héroïnes aussi
entreprenantes (ou alors ce sont des sorcières comme Armide,
Circé, Médée ou Alcine), et celle-ci cadre assez
bien avec son profil mythologique. Je suis d'autant plus amusé qu'on
peut retrouver Électre à nouveau loin d'Argos dans une autre situation
– Danchet, dans
Idoménée, la
place comme la promise délaissée d'Idamante (le fil du roi de Crète),
avec plusieurs scènes de dépit et de colère (dans le goût de l'Herminie
de l'
Andromaque de Racine).
Le livret se termine de façon joyeuse pour pouvoir ménager la chaconne
finale, de façon pas très ambitieuse : après la scène de
reconnaissance, les Grecs sont trahis au moment d'enlever la statue de
Diane et la bataille menace de faire périr tout le monde… à ce moment,
les librettistes font le choix du gros
deus ex
machina bien gras et
pataud, avec l'apparition de Diane qui, exactement comme chez Guillard
plus tard (pour Gluck), fait la leçon aux Scythes de ne même pas bien
parler grec, et confie son image aux Grecs venus la voler.
Au demeurant, je trouve le livret très bien bâti, avec des actes bien
identifiés et utiles, ce qui n'est vraiment pas systématique dans la
tragédie en musique – où il est fréquent que des moitités d'action se
sépare entre des actes, et où les divertissements paraissent souvent
artificieux.
I : Iphigénie et Thoas se plaignent
(séparément) de leur situation.
[Divertissement : prières et danses
scythes.]
II : Tourments d'Oreste.
[Apaisement par Diane.]
III : Négociation d'Électre, rompue par l'oracle de l'Océan.
[Danses de mariage et tempête.]
IV : Préparation de la fuite par Iphigénie, sans reconnaissance.
[Rituel de purification.]
V : Reconnaissance et dénouement.
[Chaconne de réjouissance.]
2. La catastrophe
dans le monde réel
Seulement, voilà, Desmarest se remarie avec une jeune femme de dix-neuf
ans, certes consentante, mais sans l'aveu du père, médecin à la Cour.
Condamné par contumace en 1700, il est
pendu
en effigie en place de
grève pour « séduction et rapt ». Louis XIV, très mécontent de son
inconséquence, ne fit lui fit jamais grâce, et Desmarest ne put revenir
en France que sous la Régence, sans pouvoir cependant obtenir aucune
charge à la Cour. Il est vrai que son style très LULLYste (en un peu
plus coloré) devait paraître tout à fait hors de saison en 1720, époque
à laquelle les galants ballets à entrée triomphaient, et où le style
italianisant beaucoup plus complexe et extraverti était en vogue avec
les cantates de Morin, la musique sacrée de Blamont, et même le début
de la carrière de Francœur & F. Rebel !
[Il nous a cependant laissé quantité de belles choses – sacrées en
particulier – issues de son séjour à la Cour de Lorraine.]
Et notre
Iphigénie en Tauride
n'était pas achevée. Francine, le directeur de l'Académie Royale de
Musique (alors en grave difficulté financière, car il s'agissait d'une
entreprise privée) charge Campra d'achever ce qui doit l'être, quantité
de choses au sein de chaque actes, et le Prologue en entier. Succès
limité à la création de 1704, mais grand succès à la reprise de 1711.
La partition publiée par Ballard en 1711 indique explicitement
ce qui appartient à chaque compositeur.
Globalement, Desmarest a composé les premiers actes (avec quelques
trous, comme les visions d'Iphigénie à l'acte I) et n'a pas achevé la
fin. Le Prologue, la fin de l'opéra, les deux duos entre frère et sœur
sont de la main de Campra. Mais je suis frappé du respect par celui-ci
du style général de l'œuvre : non seulement on n'entend pas nettement
de ruptures, mais jusque dans les parties totalement laissées à sa
fantaisie comme le Prologue, Campra adopte la manière de Desmarest –
davantage de place à l'écriture en accords et à la couleur, moins de
contrepoint et de virtuosité que chez Campra qui, quoique né à deux
mois d'écart, est en général beauccoup plus marqué par l'influence
ultramontaine : harmonies sophistiquées, solos
instrumentaux, volutes vocales, travail sur le contempoint.
On a donc bel et bien l'impression d'entendre un opéra de Desmarest de
bout en bout – vraiment, j'aurais juré que le Prologue appartenait à
Desmarest avant que de lire les érudites précisions apportées par
Benoît Dratwicki dans le
programme de salle.
[Mais vu que personne ne peut le vérifier, je vais plutôt me vanter du
contraire : faites-moi penser à corriger ce paragraphe et à écrire
plutôt « malgré la tentative d'imitation très réussie de Desmarest,
Campra n'a pu tromper un spécialiste génial et profond tel que moi, et
j'ai immédiatement relevé les quelques enchaînements caractéristiques
qu'il n'a pas eu la finesse de gommer ». Je compte sur vous pour me le
rappeler avant la publication, il en va de ma réputation.]
Seconde catastrophe : le Concert Spirituel devait déjà
remonter l'œuvre
en 2007 au Festival de Montpellier, dans la foulée du succès
éclatant de
Callirhoé
(recréée à Beaune en 2005 et donnée à Montpellier l'année suivante dans
une version mise en scène). Mais, pour une raison qui n'a jamais été
communiquée, le projet a été annulé et France Musique a diffusé le…
Don Giovanni donné à la place.
Certes, les couleurs et l'urgence, du Concertspi, la tension de Cyril
Auvity en Ottavio constituaient un rare
bonheur, mais pour ce qui est de la découverte du répertoire, le compte
n'y était pas. J'ai attendu un an, puis deux, puis trois… et me suis
finalement résigné à ne peut-être la réentendre de ma vie. Ou alors un
jour où je n'y croirais plus. Et ce fut finalement le cas, inespéré,
par le même ensemble ! (mais pas du tout les mêmes artistes, évidemment)
3. Des surprises
musicales
De même que le livret, la partition est une réussite : quelques très
belles pièces comme les deux duos fraternels entre Iphigénie et Oreste,
beau livret et mise en musique assez lyrique et généreuse, mais aussi
et surtout beaucoup de gestes réellement originaux que je n'avais pas
entendus ou lus ailleurs, en tout cas pas dans cette génération-là !
¶
Les fureurs d'Oreste sont
écrites avec une grande variété d'intonations, ce n'est pas simplement
une scène homogène comme un air, toute la musique s'adapte à
l'évolution du texte de façon très plastique, le résultat en est très
impressionnant.
¶ Étonnant
concertato familial à 4 (Électre, Iphigénie,
Pylade, Oreste qui chantent chacun une partie différente) lors du
dénouement du cinquième acte… ce type de situation est caractéristique
du grand opéra à la française au XIXe siècle (et auparavant des scènes
de stupeur dans le belcanto romantique italien, du type opéras bouffes
de Rossini ou grands ensembles comme dans
Lucia di Lammermoor de Donizetti),
mais il est très rare que les personnages chantent simultanément à plus
de deux dans la tragédie en musique pré-ramiste ! (Et même chez
Rameau, ce n'est pas systématique du tout, je pense spontanément
surtout au quatuor « Tendre amour
» des
Indes Galantes et au
Trio infernal avec chœur de
Castor
& Pollux.) Rien de révolutionnaire musicalement, mais
ils chantent tous ensemble une réjouissance comme à la fin d'un opéra
de Haendel, et c'est surprenant.
¶ Malgré ses superbes récitatifs ambitieux, je crois que le sommet de
la partition réside dans
les danses
! Pas nécessairement sa chaconne finale qui ménage de belles
ruptures, plutôt le paradoxal
ballet
champêtre suscité par Diane pour apaiser les fureurs d'Oreste à
l'acte II, d'un ton très direct et campagnard, qui évoque davantage les
ballets aux aspects plus « populaires » réalisés dans plus loin dans le
XVIIIe siècle par Boismortier (
Ballets
de village, 1734), Grétry ou Gossec (
Le Triomphe de la République,
1793).
Et surtout,
les danses scythes
de l'acte I, qui réussissent à conserver la grammaire du ballet de
tragédie en musique tout en trouvant réellement des accents sauvages de
barbares mal dégrossis. Tout à fait inattendu et particulièrement
jubilatoire !
Très belle découverte, qui valait assurément ma patience et ma
constance !
Cependant, je n'ai pas passé une très bonne soirée. « Pourquoi donc
Monsieur Sursol », me demandez-vous ébaubis après que vous passâtes dix
minutes à lire mes investigations passionnées et mes éloges
ininterrompus ?
Cela me donnera l'occasion d'explorer quelques autres aspects, du côté
des conditions pratiques de représentation.
4. Une technique vocale
d'un autre âge
La question est à entrées multiples, et il n'est pas évident d'y
répondre de façon ordonnée. J'ai souvent évoqué mon problème ici avec
les voix à la mode dans la tragédie
en musique, mal calibrées par ce type d'œuvre, car constituées dès
l'origine pour chanter de l'opéra XIXe avec des tessitures tendues vers
l'aigu, une
couverture vocale indispensable, une diction
secondaire et une émission souvent plutôt en bouche que dans les
fosses nasales (qui permettent de mieux
projeter et de résonner avec plus de clarté).
C'est un problème récurrent (et assez préoccupant pour moi), mais force
est d'admettre que, si la distribution ne me tentait pas beaucoup de
prime abord, tous tirent le meilleur de leur instrument –
Véronique Gens (Iphigénie)
conserve une véritable clarté, son verbe haut, et plus d'assurance et
de projection que dans de précédentes soirées ;
Reinoud Van Mechelen
(Pylade) a vraiment fini par se couler avec justesse dans la tragédie
lyrique des origines (le style et la voix ont vraiment beaucoup
progressé, davantage de mordant et de transparence) ;
Thomas Dolié (Oreste)
couvre toujours beaucoup trop, mais la générosité et l'abandon qu'il
met dans ses mots emportent tout…
Pour
Olivia Doray
(Électre), c'était peu intéressant du second balcon mais très bien
réalisé depuis le parterre ; quant à
David Witczak (Thoas),
toujours une voix étonnante : elle sonne faiblement au parterre mais on
entend exactement le même volume tout au fond de la salle !
(l'émission manque quand même de liberté et les couleurs de variété
pour camper ce type de méchant charismatique, à mon sens)
Donc ce soir-là, pas le grand frisson de mes voix chouchoutes, mais
clairement une exécution engagée de la part des chanteurs, qui
permettaient de compenser assez largement mes préventions esthétiques /
le cahier des charges non totalement rempli / mon goût personnel.
Ce sont quatre autres problèmes qui ont vraiment pesé sur mon ressenti.
La disposition avec hautbois et bassons devant, les violons au
second plan et le « petit chœur » de la basse continue au centre de
l'arc de cercle,
perçue depuis la distance d'un théâtre à l'italienne du début
du XXe siècle.
5. Une salle du XXe siècle
Le premier problème tient clairement dans la salle. Depuis le
second balcon, on entendait mal les
chanteurs, minuscules, écrasés par le grand orchestre. On entendait mal
les cordes aussi (disposition inspirée des connaissances
musicologiques, avec les vents de chaque côté du chef et les cordes en
arc de cercle plus au fond), sans doute parce que reculée derrière le
mur de vents et moins à l'avant-scène, le son devait rester bloqué dans
la cage de scène.
Au parterre, cette question-là se réglait d'elle-même, sans bien sûr
supprimer la question de la projection très faible des chanteurs. On
entendait les violons plus étouffés que d'ordinaire, les chanteurs plus
ténus, mais on entendait tout, raisonnablement.
La difficulté demeure au demeurant similaire dans l'Opéra Royal de
Versailles, qui date de 1770 et qui est adéquat pour des
accompagnements à l'orchestre complet et non – comme c'est le cas avant
la réforme gluckiste des années 1770 – pour de vastes parties de
l'opéra accompagnées au continuo seul, même avec un effectif renforcé
comme ce soir-là.
Je n'ai pas vraiment de solution pour cela, à part de jouer les œuvres
à perte dans de petits espaces rectangulaires dans des versions pour
orchestre réduit. Dans la Salle des Croisades ou dans le Salon
d'Hercule, c'est tout à fait bien ; dans la Galerie des Batailles,
c'est difficile – et aucun de ces espaces n'était prévu pour les
exécutions d'opéras. Je n'ai évidemment pas pu tester la salle de bal
de Saint-Germain-en-Laye (où fut créé notamment
Atys), désormais encombrée par les
vitrines du Musée National d'Archéologie.
6. Attention,
peinture fraîche
Plus conjoncturellement, le concert a clairement manqué de
répétitions – il est un fait que
depuis des années, les plannings sont toujours plus resserrés, avec la
double injonction (contradictoire) de remettre au théâtre des œuvres
inédites et de le faire avec moins de
services
(séances de répétition) qu'auparavant. Avec, souvent, un disque à la
clef !
C'est ce qui permet à Château de Versailles Spectacles de sortir autant
de nouveautés extraordinaires, mais cela explique aussi
qu'occasionnellement, les délais soient un peu courts. Je ne crois pas
qu'il y ait de facteur Desmarest, mais pour la remise au théâtre de
Circé, ça
avait été assez spectaculairement le cas.
Et en effet, pendant le Prologue et l'acte I, l'orchestre paraissait
sans cesse décalé – impression confirmée chez d'autres compères
habitués du répertoire et placés ailleurs –, au sein de ses propres
pupitres et surtout pour suivre les chanteurs, qui n'osaient pas
prendre beaucoup de libertés et qui étaient déjà un peu perdus… on
sentait que les deux parties avaient peu eu l'occasion de se
coordonner.
(Il ne faut pas leur jeter la pierre, encore une fois, sur un opéra de
2h40, s'il n'y a pas assez de
services,
on ne peut pas tout mettre au point. C'est très différent lorsqu'un
ensemble réalise une tournée et peut répéter la même œuvre sur des mois
– mais j'ai l'impression que ce modèle a à peu près disparu pour la
tragédie en musique, et que tout se passe désormais à Paris et
Versailles, même les festivals reçoivent moins de représentations
qu'auparavant, et même les ensembles spécialistes locaux en font moins.
Je n'ai pas vérifié côté chiffres si mon impression est fondée.)
Le résultat était en tout cas une sorte de mollesse généralisée, tout
joué de la même façon (Niquet a l'habitude de
tempi homogènes, mais d'ordinaire
au service de l'urgence trépidante… pas ce soir), du flottement, on se
regarde… on a même eu un gros moment de solitude des flûtes qui ne
savent pas trop où prendre et s'arrêter.
Globalement, cela s'améliore au fil de la représentation, mais c'est
forcément, côté public, un manque – pas pour les décalages en
eux-mêmes, mais pour le manque d'investissement émotionnel qui en
résulte, le manque de concentration sur les événements de l'action, les
chanteurs plus prudents, etc.
7. Orchestre
brucknérien historiquement informé
On en arrive aux deux sujets qui ont motivé cette notule, et qui sont à
mon sens les plus intéressants, car potentiellement deux angles morts
dans notre appréciation de cette musique. [Bien sûr, j'ai l'habitude de
dire un mot des tragédies en musique inédites que je vais voir, et
j'aurais sans doute un peu parlé de cette singulière place d'Électre et
de ces sauvages Scythes louisquatorziens !]
Les dernières recherches musicologiques conduisent à une compréhension
différente de ce qu'était l'orchestre de tragédie en musique, quasiment
à rebours exact de la façon dont on l'a pratiqué aux début du renouveau
baroque français dans les années 80 et 90 : en réalité, il faut un
grand orchestre (on le savait, mais
ça coûte cher), et
un continuo (instruments
de basse qui accompagnent les chanteurs) très fourni (pas une seule
viole de gambe, mais comme ici deux violes de gambes et deux basses de
violon, en plus des deux théorbes et du clavecin), qui ne joue pas
pendant les
tutti. Alors que
nous étions habitués à de petits ensembles et à une basse continue qui,
comme son nom l'indique, ne s'interrompait jamais.
La basse continue qui se tait lorsque les violons jouent, pourquoi pas,
avec un grand orchestre de cordes avec doublures de quatre hautbois et
quatre bassons, il y a suffisamment de son et de couleurs pour ne pas
le requérir. En revanche, la basse continue à plusieurs, fatalement…
elle est moins précise, moins mobile, moins expressive… on peut moins
expérimenter d'effets, de coups d'archets qui fassent écho à la
situation. Et même si on le fait, le geste est gommé – c'est le
processus physique qui fait qu'un chœur de chanteurs moyens peut sonner
très harmonieusement… mais il fonctionne aussi à rebours, cela lisse
les intentions.
Par ailleurs, avec des chanteurs dotés d'une projection aussi ténue,
cela tend à les mettre encore plus en difficulté.
J'ai bien conscience que c'est
l'état
de la science, et il faut bien sûr au moins l'essayer – on a
désormais adopté dans les orchestres les violons de la famille
française (dessus de violon plus petit, haute-contre, taille et quinte
plus grands), qui paraissaient moins convaincants à l'origine parce que
les musiciens les découvraient. De la même façon que l'approche sur
instruments anciens a d'abord déstabilisé la plupart des mélomanes, les
a privés d'aspects auxquels ils étaient attachés (le
vibrato,
les
tempéraments inégaux
par exemple) pour leur faire
découvrir un autre visage des œuvres qu'ils aimaient, plus cohérent
avec la façon dont elles étaient écrites… (Monteverdi ou L
ULLY
avec orchestre de cordes,
vibrato,
tempo lent et tempérament égal, ça paraît vraiment très archaïque,
lisse et ennuyeux.)
Pour autant, une grande tristesse m'a envahi pendant ce concert : j'en
arrive au point où tout ce que j'ai passionnément aimé dans ce
répertoire me glisse entre les doigts.
→ Le
théâtre ? Ce soir
tout le monde était en déchiffrage avancé, même les chanteurs faisaient
des fautes de texte ou de liaison.
→ La
clarté des mots ?
Désormais la mode est aux voix rondes (et pâteuses), mal projetées,
trop couvertes, poussant des sons peu gracieux depuis l'arrière de la
bouche. On comprend très bien, en se concentrant, parce que l'orchestre
reste petit et sur instruments naturel, mais il n'y a pas l'émotion
directe du texte déposé avec une intention précise, une allusion, etc.
→ La
précision de l'attaque
? Maintenant qu'ils sont nombreux même au continuo, un halo
enveloppe tout.
Considérant qu'en plus le langage de ces œuvres est très homogène,
aussi bien dans la poésie que dans la musique, j'ai la triste
impression d'en arriver au point où je peux surtout être déçu. (J'en
suis au point de me demander si je ne devrais pas arrêter d'en écouter
et uniquement en pratiquer pour pouvoir réaliser mes fantasmes au lieu
de déplorer qu'ils ne soient pas / plus réalisés.)
Je suis un peu gêné de me retrouver dans la situation du (presque)
vieux (quasiment) blasé qui voudrait que tout reste comme dans sa
jeunesse, mais en réalité je crains qu'il ne gise là une véritable
raison que je ne pourrai pas secouer si facilement. Autant pour les
instruments d'époque (bien que né assez tard pendant le mouvement de
renaissance musicologique), j'ai progressivement accepté de faire mon
deuil des Mozart ronds et de trouver autre chose (dont je ne saurais
désormais me passer) dans les nouvelles propositions des ensembles
spécialistes, autant j'ai toujours été attiré par le caractère directe
du
un par partie. Je sais
qu'il est en réalité peu fréquent dans l'histoire de la musique (pour
Bach, où il a été largement expérimenté, il n'est en réalité pas très
bien fondé, ou en tout cas anecdotique numériquement dans les
exécutions de son temps, si j'ai bien compris la littérature sur le
sujet), mais concrètement, ce qui me touche, c'est d'entendre une voix
singulière d'instrument ou d'humain placer une inflexion précise… Pour
les voix, vraiment, même dans les chœurs, le
un par partie ou à tout le moins
les petits effectifs changent tellement la donne en terme de précision
expressive, et donc d'émotions transmises !
C'est une provocation que je fais souvent, mais c'est davantage une
opinion impopulaire qu'une provocation : je voudrais entendre la
Symphonie des Mille pour dix
musiciens, voire le
Crépuscule des
Dieux par des chanteurs baroques accompagnés par un consort de
théorbes… Pour moi, le plaisir est infiniment plus intense avec des
émissions claires et antérieures, des effectifs réduits.
Or, je vois bien que ce répertoire, que j'ai tant aimé, glisse
inexorablement vers tout autre chose, avec des chanteurs qui, même
spécialistes, ont une
technique
calibrée sur les exigences du répertoire du XIXe siècle, et des
effectifs instrumentaux qui tendent à s'étoffer. Je n'ai plus qu'à
espérer un effondrement économique (partiel, il faut viser juste) pour
retrouver des exécutions par des voix minuscules qui ne trouvent pas
d'engagements ailleurs et accompagnées par dix musiciens faute
d'argent.
8. Tout ça est trop
grave
Dernier élément, assez considérable car il remet en cause toute la
pratique
historique informée.
Je ne sais quelle technique était utilisée par les chanteurs d'époque –
c'est très difficile, voire impossible à établir, les qualificatifs
sont trop vagues (on ne connaît la physiologie de la voix que depuis la
première moitié du XIXe siècle, et là encore, il n'est pas possible de
recréer précisément les techniques décrites), la voix est trop liée à
l'évolution de la langue, à la vie même… Cependant ils n'avaient aucune
raison de
couvrir les sons (modifier les voyelles pour se
protéger dans l'aigu) – au contraire, les contemporains ont décrit des
voix plus proches du cri – vu les tessitures très basses.
Et de fait, on peine en voyant ces sopranos chanter des rôles qui
culminent au fa4 (sol sur la partition, mais au diapason à 392 Hz,
c'est un ton plus bas que notre diapason actuel), ces barytons qu'on
distribue dans des rôles où il faut réaliser des fa 1 (qui seraient un
mi bémol à 392 Hz !).
J'ai déjà posé la question des techniques utilisées : on peut imaginer
des voix émises plus en avant (ça c'est à peu près cetain), avec un
larynx plus haut… Mais même dans ce cadre, à part
les aigles comme Marc Mauillon, peu parviennent à faire sonner le bas
de leur tessiture assez bien pour qu'on puisse imaginer un chanteur
réalisant toute sa carrière dans ces notes-là.
La question se pose moins pour les ténors, les rôles de haute-contre
sont plus confortables et même assez aigus, requérant du mécanisme
léger dans la musique sacrée. Mais pour les sopranos, les mezzos,
ténors graves (voix de
taille),
les barytons et les basses, clairement le répertoire les sollicite dans
leurs mauvaises notes.
Je m'interroge donc sur la pertinence, les voix actuelles étant ce
qu'elles sont, de respecter absolument les hauteurs et diapasons. Bien
sûr, on est contraint par les instruments naturels dont l'ambitus et
les bonnes tonalités sont limités, mais ce serait
au fond un moindre mal de ne pas respecter les hauteurs, si cela évite
de se retrouver avec des chanteurs étouffés et contraints, qui ne
reflètent pas du tout le but de cette musique. Question d'équilibre et
de priorités.
J'ai bien conscience de blasphémer, mais pour que le résultat soit
probant, je pense qu'il faut vraiment choisir entre une émission
adéquate – pourquoi ne confie-t-on pas de premiers rôles à Dagmar
Šašková, Blandine Staskiewicz, Gwendoline Blondeel, qui connaissent ce
répertoire par cœur et dont la voix se fond idéalement dans ses
contraintes de tessiture ? – et un changement de diapason ou une
transposition, en l'état ce n'est pas probant.
Une fois plus près, ça allait mieux…
9. Tous mes sens
égarés ne m'abusent-ils pas
Étonnante expérience, donc, que de découvrir une œuvre tant attendue,
de l'admirer intensément, et de se sentir si mélancolique, triste
peut-être. J'ai l'impression de faire le deuil d'un répertoire qui
s'est changé sous mes yeux sans que je puisse rien y faire – malgré
tous mes cris d'alerte.
Et si je compare autour de moi, je vois moins de fans des chanteurs que
lorsqu'on était confronté aux générations précédentes (où il y avait
les fans de Mellon, de d'Oustrac, d'Auvity…), avec beaucoup de
commentaires similaires sur les problèmes de projection – vraiment,
dans le même TCE à placement égal, l'impression générale que le volume
sonore a beaucoup diminué.
Bien sûr, tout ne va pas à vau-l'eau – j'ai été ébloui par l'
Acis & Galatée des Talens
Lyriques, par exemple. Beaucoup d'autres étapes à venir cette saison :
l'
Alceste de L
ULLY
par Les Épopées, l'
Atys des
Talens Lyriques (dans une distribution assez différente du disque qui
vient de sortir), l'
Atys des
Ambassadeurs (avec une application rigoureuse des dernières découvertes
musicologiques qui risque de me déplaire à nouveau, mais qui sera
passionnante et à coup sûr très différente de toutes nos habitudes)…
nous verrons tout cela sur le temps long.
Et je me réjouis, bien évidemment, qu'on n'ait pas totalement abandonné
la remise au théâtre de tragédies en musique de l'école post-
LULLYste
où se trouvent les meilleures œuvres de ce répertoire !