Carnets sur sol

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dimanche 17 mars 2024

Rousseau – Le Devin du village, un opéra bien français

En écoutant Le Devin du village dans une version au style enfin adéquat (Les Nouveaux Caractères), je suis assez amusé de constater que toute la grammaire musicale – à commencer par les récitatifs – sont, en dépit de toutes les protestations théoriques de Rousseau… typiquement françaises. Les enchaînements harmoniques, le galbe de la parole, tout montre d'où provient son savoir-faire. Et cela m'amuse beaucoup, quand on lit toutes ses protestations sur la médiocrité intrinsèque de la langue et de la musique françaises.



Pour autant, l'italianisme perçu au XVIIIe siècle ne correspond pas nécessairement à l'imagine que nous nous faisons aujourd'hui du pôle Vivaldi-Verdi (la virtuosité sans profondeur, disons), j'en avais touché un mot ici. La forme de l'intermède avec petite intrigue, mélodies très simples, souplesse harmonique accrue, est aussi typique du style italien tel que voulaient l'imiter les Français (dans les faits, je trouve le résultat assez éloigné), comme dans Les Troqueurs de Dauvergne (qui nous paraît aujourd'hui un parangon de l'opéra comique à la française, mais qui avait réussi à mystifier ses contemporains sur l'air de « c'est un opéra italien tout fraîchement composé, importé et traduit »).

samedi 16 mars 2024

Bernstein – Wonderful Town – Orchestre Elektra


Non seulement Wonderful Town se révèle, à mon sens, le meilleur opéra de Bernstein – très généreux, belle complexité du tissu musical, des relances harmoniques très réussies, quantités de tubes… –, d'une inspiration encore plus régulière que ses chefs-d'œuvre les plus célèbres ; non seulement le livret de la comédie musicale n'est pas sans originalité – une mise en valeur inattendue de profils alternatifs aux jeunes premières habituelles – ; mais pour couronner le tout l'Orchestre Elektra se montre remarquablement à la hauteur d'une partition exigeante, où leur enthousiasme adjoint un surcroît de tension, d'élan, d'abandon !

Les solistes (Margaux Poguet, Axelle Saint-Cirel, Lysandre Châlon) ne sont pas en reste – les effets belt et saturation que va chercher Mlle Saint-Cirel causent un vif émoi (très mérité) dans le public ! –, et plus encore les solistes du Jeune Chœur de Paris, émission claire et adaptée du style du musical, anglais impeccable, expression au cordeau (tendresse toute particulière pour le naturel du Guide Touristique, non explicitement crédité).

(Enfin, j'ai dit le meilleur opéra de Bernstein, mais je ne connais pas encore 1600 Pennsylvania Avenue, le seul qui me reste !)

Roy HARRIS – Symphonie n°3


Je n'aurai pas le temps d'en parler, mais j'ai été ravi de l'intelligence de cette symphonie enfin entendue en salle grâce au LSO et Rattle !

La façon dont l'œuvre semble écrite (maladroitement, pourrait-on penser) par blocs instrumentaux (cordes, bois, cuivres) mais progresse en réalité d'une façon remarquablement organique, claire, logique même, me stupéfie à chaque fois. Au sein de cette atmosphère pourtant plutôt pastorale, la tension et l'avancée ne se démentent jamais, et toujours avec une grande beauté – et une certaine simplicité apparente.

Je n'aurai pas le temps non plus d'évoquer les solistes incroyables, le trompettiste solo bien sûr (brillant dans le Concerto en fa de Gershwin) mais surtout le flûtiste solo, Gareth Davies – j'ignorais qu'il était possible pour un même flûtiste de disposer d'autant de timbres différents, et de les disposer au sein d'un même phrasé (sans épate, tout ça au service de la musique) ! Son qui naît voilé, qui devient coloré, qui vibre par endroit puis se resserre… incroyable, je ne savais pas qu'une flûte pouvait faire ça.

Je me suis en conséquence prévu un cycle Harris après mon cycle Coleridge-Taylor et la fin de l'écoute intégrale du catalogue Château de Versailles Spectacles (enfin disponible en flux, j'ai quasiment tout écouté en deux semaines !), les neuf symphonies ont été enregistrées, mais seule la n°3 dispose d'une petite réputation propre à l'inclure dans des disques hors des monographies Harris.

[Favart] Pulcinella & L'Heure espagnole – Gallienne, OCÉ, Langrée


Astucieux décor simple en escalier (adéquat pour L'Heure espagnole) aux lignes de fuites et teintes alla Chirico, très beau. Plaisir de voir un ballet nouveau au répertoire – ainsi couplée à une animation scénique, la partition de Pulcinella paraît bien plus légitime et intéressante – il faut la jouer comme il est prévu. Et une très belle Heure espagnole, sur instruments d'époque (Orchestre des Champs-Élysées) où la gestique fait astucieusement affleurer les allusions lestes du livret, et où d'Oustrac s'en donne à cœur joie, totalement pénétrée de son rôle de sympathique épouse nymphomane environnée d'hommes peu capables, débordant d'intentions dans tous les silences.

Contrairement aux représentations vues jusqu'ici (en concert à Pleyel, en scène à Bastille, notamment), le public repère vraiment les innuendos et rit de bon cœur tout du long.

Était-ce l'interprétation, j'en suis sorti avec l'impression que la richesse de la partition (peut-être ce que je préfère de tout Ravel) tient davantage aux modes de jeu (et à l'harmonie bien sûr, mais elle ne produit pas de façon aussi nette cette impression) qu'à la polyphonie, qui m'a paru rare. Pour vérifier tout cela, curieux de réentendre ça par Roth dans quelques semaines au TCE, lui qui exalte remarquablement les parties intermédiaires même dans du Delibes ou du Saint-Saëns romantique !

Je n'avais jamais remarqué que les petites fanfares discrètes qui accompagnent les entrées du Muletier ont quelque chose du motif de Hunding à l'acte I de Die Walküre !
Et je n'avais pas repéré, non plus, la musique suggestive de balancier au moment de sortir Gómez de l'horloge… (à part les glissandi descendants de trombones amollis, la musique de cette pochade reste d'une dignité assez parfaite)

La Maestra 2024 : quarts de finale


Pour cause de saturation – le mauvais temps permanent, ainsi que l'offre vertigineuse de cet hiver, m'ont conduit à aller voir 50 concerts de début janvier à mi-mars ! –, il est probable que je doive m'abstenir d'aller écouter davantage de ce concours, malgré le très beau choix d'œuvres de la demi-finale (Parto de La Clemenza di Tito, Sérénade pour ténor et cor de Britten, concertos de Tomasi & Tailleferre) et de la finale (final de Brahms 4, Fêtes des Nocturnes de Debussy, ouverture du Freischütz… !).

Donc un mot simplement sur certaines candidates des quarts de finale.

J'ai été amusé d'entendre Olha Dondyk (Ukraine, 19 ans !) demander à l'orchestre d'allonger ses croches (et donc de les faire mordre sur les silences !) dans le début de la 38e Symphonie de Mozart – c'est tellement typique de la manière slave dans Mozart, assez réussie dans le genre « grandiose », mais vite épaisse et monochrome. Pour autant, un véritable charisme qui ne pourra que produire de belles choses avec davantage de technique au fil des ans. Elle est sortie de scène avec un grand sourire, alors même que le manque de clarté sur les endroits où l'orchestre devait reprendre, les changements d'avis sur les mesures de départ ont été fréquents – et j'imagine que ce doit être assez rédhibitoire en répétition, même si c'est, à la vérité, le plus facile à apprendre ! Elle était manifestement grisée de l'expérience, pouvoir travailler avec un bon orchestre et essayer des choses ! Ce faisait plaisir à voir – d'autant plus en songeant ce dont la carrière lui permet de s'éloigner…

Tatiana Pérez-Hernández (Colombie, 33 ans) était assez intéressante dans son genre aussi : son premier filage intégral ne m'a pas paru très efficace dans l'Ouverture de l'Italienne à Alger (même si un certain nombre d'orchestres aiment bien, à ce que j'ai compris, cette méthode, le chef laisse jouer et reprend ensuite des détails représentatifs) ; sceptique aussi sur sa façon de leur expliquer le solfège, ou de leur faire remarquer qu'ils sont décalés (n'est-ce pas avant tout sa responsabilité ?). À ce moment, j'ai perçu le souvenir fugace de la Radio de Francfort pour le concours Solti, dont le premier violon avait pris à part Aziz Shokhakimov pour lui expliquer que l'orchestre savait très bien jouer, merci, que s'ils n'étaient pas ensemble c'était peut-être à lui de se réformer. Les musiciens d'orchestre n'acceptent plus trop les approches dures, surtout de la part de chefs qui ne sont pas déjà précédés de leur notoriété et aimés par la phalange en question.
Pour autant, son énergie a réellement produit des effets au bout des trente minutes, moins par la qualité du travail de détail que par les intuitions qu'elle transmet par la gestique… avec de l'expérience, ce pourrait être un profil de cheffe invitée très intéressant !

Celle qui m'a vraiment impression, c'est Zofia Kiniorska (Pologne, 27 ans) : son travail très minutieux sur les équilibres et l'articulation lui permettent de changer totalement les couleurs (parties intermédiaires et bois en gloire, ce n'est pas pour me déplaire !) de la première interprétation de l'orchestre pour les deux derniers mouvements de la Symphonie n°1 de Prokofiev. Ses remarques sont toujours très précises, et suivies d'un effet immédiat dans le spectre orchestral. Je suis déçu qu'elle n'ait pas été retenue pour la finale, mais les autres candidates sont peut-être encore meilleures.

Et puis – rappelez-vous – comment peut-on juger d'un chef, au fait ?

[indiscrétion] Théâtre des Champs-Élysées 2024-2025 – l'intégrale




Comme les grandes salles parisiennes publient toutes quatre leur saison la semaine prochaine – ce que je n'ai jamais connu, et qui est très pratique pour ceux qui veulent s'abonner, ou tout simplement comme moi équilibrer leurs relevés de concerts, cela permettra de disposer, d'emblée, d'une vision d'ensemble ! –, vous serez peut-être contents de pouvoir prendre une semaine d'avance sur la publication de la saison du Théâtre des Champs-Élysées !

Sans avoir de relations privilégiées en interne, ni sollicité personne, ni commis aucun acte illégal, je me retrouve en possession de la brochure de la saison prochaine.

Belle découverte à vous !

Brochure TCE 2024-2025

Merci encore une fois à l'omniscient Mickt qui est, une fois de plus, ma source privilégiée.

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En première lecture, je relève quelques menues choses.

→ Les extraordinaires Variations sur la Follia de Salieri, premier exemple de ma connaissance de variations orchestrales présentées comme pièce de concert autonome, mais aussi la première occurrence d'une véritable pensée d'orchestration (qui ne se limite plus à des choix d'instrumentation ponctuels). C'est même l'une des étapes de la glorieuse série « Une décennie, un disque ».

→ Une première saison de l'Orchestre de Chambre de Paris avec Hengelbrock qui a l'intérêt de ménager des soirées tubes et des soirées découvertes : Salieri avec les Variations sur la Follia et le Concerto pour piano en ut, certes encadré par les concertos Mozart 20 et Beethoven 2, il faut bien remplir la salle… Et une autre soirée encore plus insolite avec Stamitz, Berlin, Kraus (et Mozart) !  Par ailleurs leur Sixième de Bruckner fait très envie.

→ Énormément de Haendel et de Mozart, on ne prend pas trop de risque côté compositeurs. Un anniversaire Bruckner, mais où l'on ne joue pas pour autant ses œuvres rares (symphonies 3,6,7,9 uniquement).

Werther (avec une distribution affolante : Viotti, Bernheim, Bou) et Dialogues des Carmélites (avec Vannina Santoni en Blanche et Sahy Ratianarinaivo en Chevalier !) sur crincrins et pouêt-pouêt par Les Siècles !  Werther avec Roth de surcroît – le Prince de la polyphonie organique dans les accompagnements d'opéras français…

→ Peu d'orchestres invités prestigieux (hors instruments d'époque) : les philharmoniques de Rotterdam et Vienne, l'Opéra de Lyon. Tous ont été aspirés par la Philharmonie – ou ruinés par l'évolution de la fréquentation des salles et du mécénat. Certes, il y a le Philharmonique de Sofia qui est très bien aussi, mais qui fera moins déplacer sur son seul nom, surtout pour accompagner un récital de glottes !

→ La venue du légendaire Amsterdam Baroque Orchestra de Koopman (je ne savais même pas que l'ensemble était toujours actif !) dans un Haendel rare (Deborah) et de la Kammerakadie Potsdam de Manacorda (qui fait très forte impression au disque dans ses relectures des corpus canoniques du XIXe siècle, et qui n'était pas venue jusque là, je crois bien, en France).

→ Et puis tout de même, si vous l'aviez manqué, Les (trois) Grandes Voix :

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mercredi 13 mars 2024

Yvain et les livrets


En revenant de l'opérette Gosse de riche (production Neyron / Frivolités Parisiennes / Athénée), je suis une fois de plus frappé de l'équilibre propres aux œuvres de Maurice Yvain. Contrairement à bien d'autres opérettes où la musique fait une grande part de l'intérêt, voire sauve une intrigue assez médiore, chez Yvain c'est au contraire souvent la qualité de la collaboration littéraire qui fait le sel – ou l'échec des œuvres. Dans Gosse de riche, je n'ai pas vraiment relevé de musique qui soit mieux qu'agréablement fonctionnelle – une petite bifurcation harmonique imprévue pour soutenir la description du Vidame de Kermadec (sur les paroles « rance, pas de dents, chauve depuis l'enfance »), avec une nuance de tendresse assez savoureuse – c'est à peu près tout ce que j'ai senti hors de l'ordinaire.

En revanche, encore mieux que Willemetz avait fait une proposition franchement originale pour Là-Haut (un retour de trépassé pour surveiller sa femme, rencontrant des anges gardiens assez fantasques), ici Jacques Bousquet & Henri Falk proposent un livret d'une qualité rare – intrigue touffue dans le goût des comédies bourgeoises de boulevard, assez lisible cependant pour se satisfaire du moindre nombre de mots disponibles dans une version chantées, airs égrenant des listes loufoques, mais aussi soin du beau langage (« il eût sonné »), richesse du vocabulaire (sur toute l'étendue du précieux à l'argot à la mode – « c'est bath »), et références particulièrement amusantes.

Wagner est régulièrement convoqué (murmures de la forêt, appels de Brangäne) – sans que rien n'en transparaisse dans la musique, ces clins d'œil adviennent pendant les dialogues –, et toute la littérature française défile dans la bouche des personnages, en un name-dropping incessant : Hugo, Baudelaire, Verlaine, Morand, Bazin… et jusqu'à des pastiches dans le texte même (au moins deux Verlaine, dont « voici des fruits, des fleurs » et un Guitry « que les hommes sont bêtes »).

Mais à rebours, lorsque la situation n'est pas aussi savoureuse, comme dans Chanson gitane avec le texte de Louis Poterat (qui m'avait paru, dans mon souvenir, d'un goût plus univoque, davantage « Francis Lopez »), il est plus difficile de se passionner pour l'œuvre que chez Lecocq (Le Petit-Duc), Messager (La Basoche, Coups de roulis, Véronique…), Roussel (Le Testament de la tante Caroline) ou Misraki (Normandie).

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Production

Il faut bien sûr redire tous les éloges sur le niveau et l'entrain des Frivolités Parisiennes (en joué-dirigé du premier violon pour cette série !), le savoir-faire de Pascal Neyron avec peu de décors et d'accessoires, et la qualité des chanteurs. Tout particulièrement Philippe Brocard, Charles Mesrine (un excellent ténor très sous-employé dans le circuit) et Lara Neumann – son talent vocal et scénique, explosif, et remarqué par tous production après production, rend inexplicable sa notoriété relative. 

mardi 12 mars 2024

Rhapsodisme à la suédoise – et le plus bel orchestre du monde ? (Alfvén / Radio Suédoise)


Ce lundi, concert d'Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise, pour une rare tournée passant par la France. L'occasion de dire un mot sur Alfvén et sur l'orchestre, à même d'intéresser au delà du public de la soirée et des amateurs de concerts.

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Symphonique de la Radio Suédoise

Bien que le cadet (1927) du Philharmonique de Stockholm (1902) et de l'Orchestre Royal Académique (cité dès 1627 dans des sources, mais aujourd'hui bien moins prestigieux), j'ai l'impression qu'il s'agit de l'orchestre vitrine, sinon de la Suède – Malmö et Göteborg pourraient tout aussi bien y prétendre, considérant leur legs discographique gigantesque et leur réputation ! –, de la capitale. (Pour autant, le Philharmonique a le son le plus typé des deux et peut s'enorgueillir de collaborations particulièrement marquantes au disque avec Stig Westerberg ou Sakari Oramo, et ce serait probablement mon chouchou au disque.)

Je dois dire que je suis totalement ébahi par ce que j'entends – au disque et en retransmission, j'avais l'image d'un orchestre mordant et très capable, mais pas particulièrement chaleureux – il faut dire qu'au disque, on dispose largement de témoignages d'Esa-Pekka Salonen (directeur musical de 1984 à 1995), déjà pas le prince du coloris, dans des prises de son Sony qui sont de surcroît, pour tous les chefs de la période, assez grises.

En tout cas, après 17 ans de collaboration avec Harding, où je ne l'ai entendu qu'épisodiquement (et c'était, il est vrai, plus coloré), je suis frappé par la typicité et la beauté de ce que j'entends : son très brillant, clair, mais avec un creusé exceptionnel des cordes, et une densité, une profondeur des vents qui lui procurent une clarté parfaite dans la polyphonique, mais aussi une réserve de textures infinie, une projection sonore très prégnante alors même que le volume n'est pas aussi puissant que chez les orchestres internationaux les plus célèbres. Je crois n'avoir jamais – orchestres sur instruments anciens exceptés, peut-être – entendu un son d'orchestre aussi beau, à la fois franc et profond, moiré et uni.

Et les solistes, même deux jours après avoir entendu le London Symphony Orchestra, sont à couper le souffle : deux hautbois solos très typés (Emmanuelle Laville, Bengt Rosengren), clarinettes flûtées à la transparence typique des orchestres suédois (Niklas Andersson, Andreas Taube Sundén), trompette solo insolente au son très scandinave (Alexandre Baty s'est bien acclimaté !), violon solo (Malin Broman), alto solo (Albin Uusijärvi) et violoncelle solo (Ulrika Edström) qui pourraient prétendre à jouer tous les concertos du répertoire mieux que quiconque (ou à former le plus beau quatuor à cordes de tous les temps), contrebasse solo d'un engagement furieux (Rick Stotijn n'a pas eu de solo contrairement aux autres, mais je n'ai jamais vu un contrebassiste se ruer de la sorte sur son instrument, à chaque attaque !).

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Répertoire

L'attraction principale était En Skärgårdssägen (« Une Légende de l'archipel ») de Hugo Alfvén, une rare occasion d'entendre deux œuvres symphoniques d'Alfvén avec la Première Rhapsodie (« Nuit de la Saint-Jean ») donnée par le Rainbow Symphony Orchestra samedi et dimanche (toujours surveiller l'agenda de Carnets sur sol).

Une œuvre que je n'avais jamais vraiment comprise au disque (beaucoup moins élancée et généreuse que la Rhapsodie), et qui en réalité doit s'écouter comme un projet totalement figuraliste : il s'agit d'une évocation de la mer et de son ressac, avec différentes atmosphères possibles de la berceuse à la tempête, des séquences assez courtes (sur une durée totale de près de 20 minutes, pourtant !) qui se fondent sur un motif simple décliné au fil de l'œuvre, mais dont la logique reste surtout rhapsodique : malgré cette unité thématique, les atmosphères se juxtaposent davantage qu'elles n'évoluent. C'est inhabituel dans les grands poèmes symphoniques du répertoire régulièrement joués par les orchestre, mais une fois que l'on a saisi le principe, on ne peut que se laisser séduire admirativement par cette déclinaison suédoise de la mer, cousine très différente de Debussy – avec pour point commun fondamental l'effort évocatoire très réussi.

On y entend très concrètement les mouvements de l'eau, de façon très suggestive, avec une orchestration personnelle et très intelligente. La particularité d'Alfvén demeure son atmosphère élancée, souriante, mais en rien naïve, toujours intense émotionnellement – et bien sûr son lyrisme grisant qui ne peut manquer de sourdre au détour de n'importe quelle phrase.

Par un orchestre aux couleurs adéquates, c'est un rare bonheur. (On attend toujours les symphonies à Paris, des compositions d'un niveau d'inspiration encore nettement supérieur et qui raviraient le public si on prenait la peine d'aller le chercher.)

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Interprètes

Daniel Harding a toujours été un très bon chef, mais ce qu'il fait désormais dans sa maturité, en particulier avec l'orchestre qu'il mène depuis plus d'une quinzaine d'années, force l'admiration : un Zarathustra où la tension, les couleurs, le narratif, la poussée constantes tirent vraiment le meilleur de la partition.

Remplacement très stimulant, Christian Gerhaher dans les Rückert-Lieder de Mahler (au lieu de Maria-João Pires dans le 21e Concerto de Mozart !), une des voix qui passent le mieux à la Philharmonie – et toujours cette infinité de textures, la variété des techniques utilisées, la clarté de la diction (consonnes parfaitement audibles jusque dans le grandiose choral final d' « Um Mitternacht »), jusqu'à la couverture des voyelles, flexibles à volonté au service de l'expression textuelle. Je suis frappé par son refus du legato-réflexe (par défaut, les sons sont détachés, même si la ligne de souffle est maintenue), qui produit un résultat un peu saccadé, idéal pour mettre en valeur les poèmes, plutôt que de tout chanter d'une belle ligne belcantiste comme c'est – absurdement – la mode dans tous les répertoires lyriques, baroque français et lied inclus. Et la voix est densément projetée, on l'entend très bien.

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Anecdotes

Énorme succès pour Alexandre Baty aux saluts (alors même que la salle n'était globalement pas en délire), on sentait le fan-club / les potes dans la salle, content de les retrouver. Accueil très chaleureux aussi à l'arrivée de Daniel Harding en début de concert, planait comme le frisson du souvenir d'une ère dorée.

Le chef est très vivement applaudi par la violon solo, rare à ce point de chaleur – j'ai frémi en pensant qu'elle allait finir par briser nette la touche de son instrument en le secouant si énergiquement. Orchestre content.

Comme les Allemands, les Suédois se congratulent avant la fin des applaudissements – geste que j'ai toujours trouvé un peu grossier, et qui arrive parfois très vite au moment des saluts (cette fois, le public commençait en partie à se lever, c'était moins choquant), mais qui fait manifestement partie de la culture locale.

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Je vais maintenant aller fouiller dans leurs disques et leurs bandes radio (sans Salonen) pour voir si le miracle peut se prolonger. Très bon souvenir du cycle de lieder orchestraux suédois des Häxorna (« Sorcières ») de Ture Rangström (direction Hannu Koivula) chez Musica Sveciæ (2011), œuvre tout à fait digne d'intérêt, où l'orchestre avait effectivement un aspect similaire à ce que j'ai entendu hier soir.

Pour d'autres découvertes concertantes ou discographiques racontées plus laconiquement, vous pouvez suivre la version courte de CSS, Diaire sur sol.

mardi 5 mars 2024

Château de Versailles Spectacles – en flux


J'attendais ce moment depuis quelques années déjà… Voilà une poignée de jours que la soixantaine de disques de Château de Versailles Spectacles est intégralement disponible en flux sur toutes les plates-formes ! Des régals en perspective, dont pas mal d'inédits – les cantates de Dornel, des pièces pour orgue de Piroye, des motets de Fiocco, la seule version décente de Richard Cœur de Lion (et quelle version !), Psyché II de LULLY par Rousset, des opéras de Desmarest, Campra et Destouches qui n'existent pas ailleurs, plein de disques avec Eugénie Lefebvre…

Je me suis sélectionné ceux que je voulais écouter ou réécouter à travers une petite playlist que vous trouverez sur mon profil Spotify. Si jamais cela vous est également utile.



Philharmonie 2024-2025


Grâce à l'omniscient Mickt / Pécuchet / Lonelypainter (selon où vous le lisez), l'essentiel de la saison 2024-2025 de la Philharmonie, qui devait n'être communiquée que le 22 mars, est en très large part révélée sur l'excellent Forum Classik (où vous seriez inspirés de vous inscrire) :

https://classik.forumactif.com/t10127p36-philharmonie-24-25

Et ne croyez pas qu'il ait des relations soigneusement cultivées qui lui livreraient tout sur un plateau, et dont il trahirait impudemment la confidence : il fait tout ça en OSINT.

Je lui tire à nouveau mon chapeau.

(Il est par ailleurs un contributeur régulier à l'agenda des concerts franciliens de CSS.)

dimanche 3 mars 2024

Offenbach & Auber – Le Financier & Le Savetier ; Haÿdée – Les Bavards, Compiègne



Concept-troupe

La nouvelle troupe Les Bavards, issue de l'excellent ensemble amateur (de haut niveau) Oya Kephale, a un concept particulièrement séduisant : en format réduit (orchestre à un par partie, et un piano pour remplir un peu), ils proposent ainsi une opérette rare de cinquante minutes, dans une production scénique particulièrement vivante, qui tourne à travers divers lieux d'accès plus populaires à la culture (mairies du IIIe, du XIVe, du XVIIIe, mais aussi le Centre Paris Anim' Dunois dans le XIIIe), pour des représentations gratuites.

L'occasion d'élargir notre répertoire ! Je connaissais l'œuvre (il existe une très belle version discographique, pas très largement diffusée, avec les fulgurants Ghyslaine Raphanel et Éric Huchet !), mais l'avais trouvé peu marquante à l'écoute seule. La production de l'Opéra de Barie avait le mérite d'exister en ligne (et très bien chantée !), mais avec piano seulement, et une direction d'acteurs bien plus chiche. En salle, l'œuvre prend toute sa saveur dans cette version mise en scène de façon très animée par Thierry Mallet (un des fondateurs de la troupe ; également le Savetier).

La réalisation instrumentale n'est pas parfaite, mais chaleureuse et pertinente (ça vaut largement mieux que n'importe quel grand orchestre en pilotage automatique !), tout transpire l'amour de cette musique et de ce théâtre, sans s'excuser de jouer de la musique simple ou des plaisanteries du XIXe siècle. Et je suis très sensible aux couleurs avivées dans cette version pour orchestre réduit.
Les chanteurs sont en outre excellents – Audrey Maignan déjà admirée en Robin Luron du Roi Carotte au Conservatoire du XIIe et dans Les Brigands, Thierry Mallet applaudi dans Barbe-Bleue ou Les Brigands avec Oya Kephale, Thibaud Mercier, Paul Le Calvé.

L'occasion pour moi de remarquer quelques détails dans l'œuvre.

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Détails dans Le Financier & le Savetier

1) « En pincer » est déjà attesté, dans ce livret. Je n'aurais pas été certain que ça remonte si loin (1856).

2) La propension d'Offenbach à utiliser des fragments de mots répétés pour effet drolatique (et faciliter la mise en musique malgré la prosodie) réussit ici un très joli coup avec « Il faut qu'un Savetier save save save save son métier ».

3) Le meilleur moment musical, c'est l'exploitation, dans un court trio conclusif, de la musique de la chanson de la captivité de Richard Cœur de Lion (Sedaine / Grétry), un tube des années 1780 qui a été une sorte d'hymne officieux de résistance sous la Révolution et qui a repris en popularité – notamment comme « timbre », c'est-à-dire comme mélodie pour les textes des vaudevilles et des chansonniers – sous la Restauration.
Je parle de cette romance Une fièvre brûlante dans la notule consacrée au genre.

4) Dans les dialogues, « Je bois aux sultanes » évoque très fort le livret (de Scribe) d'Haÿdée d'Auber (1847), un grand succès de l'époque – dans la scène de somnambulisme de Lorédan (une des plus incroyables scènes de solo de tout le répertoire français), il livre cette réplique pendant son toast imaginaire, entre deux remords : « je bois à vos sultanes ». Une parole d'autant plus emblématique qu'elle sert de refrain et point culminant. (Merci, de ce fait, aux artistes d'avoir conservé les dialogues d'origine pour profiter de ces pépites.)
Le lien n'est pas tout à fait gratuit : le nœud de l'intrigue d'Haÿdée repose sur un jeu d'argent où l'on mise tout ce que l'on a – jusqu'à, comme dans ce Financier & Savetier, sa propre maison.

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Action de grâces

Une fois de plus, le salut provient des petites institutions, voire des amateurs : tandis que l'Opéra de Paris rejoue pour la millionième fois Giovanni et Traviata, ou l'inutile damnation, le répertoire est documenté par les compagnies qui auraient besoin de jouer des tubes pour vivre (œuvres suffisamment connues pour être appréciées même en version « dégradée » par rapport à nos disques préférés, de toute façon). Merci à ceux qui se livrent à ce sacerdoce – pour nous autres spectateurs tellement salutaire !

À cela s'ajoute l'excellent livret de salle (gratuit lui aussi) qui inclut l'argument, la Fable d'origine, l'équivalent monétaire des sommes évoquées, un récit de la création avec des citations de critiques d'époque, et enfin un glossaire très riche sur les expressions – « alêne » et « empeigne » pour l'artisanat chaussural, mais aussi « jeter du persil » pour exprimer l'idée d'empoisonner le voisin, lié à la toxicité supposée du persil sur les perroquets !

Vraiment, Les Bavards, vous avez fait carton plein !

Il reste deux dates, que vous retrouverez dans l'agenda officiel de Carnets sur sol.

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Retour à Haÿdée

Je lui ai déjà consacré une notule (où j'ai parlé de polytonalité, un peu hardiment, car l'effet est aussi dû au fait que Bruno Comparetti ne chante pas totalement juste en cette instance), mais en cherchant à vérifier l'exactitude de ma citation, j'ai rencontré par pure sérendipité la vidéo (le DVD est difficile à trouver), je ne disposais que de la bande prise par un spectateur à l'époque… et voilà qui m'a fatalement replongé dans l'intégralité de l'œuvre, que je trouve réussie musicalement – alors que beaucoup d'opéras d'Auber me paraissent dotés d'assez peu d'idées musicales. (Contrairement à son Quatuor à cordes en ut de jeunesse – 1799 – et bien sûr aux mirifiques Diamants de la Couronne.)

L'occasion, de même, de quelques remarques ponctuelles.

a) Je crois que l'histoire me touche parce qu'elle explore – certes de façon schématique vu qu'il s'agit d'un opéra comique du XIXe siècle qui doit contenir ses barcarolles, ses chants de guerre, ses romances, ses airs vocalisants, sa couleur locale maritime et vénitienne… – non pas un absolu, mais une nuance plus proche de la vie. Que se passe-t-il lorsque, vertueux, on n'a pas la force de se montrer exemplaire à un moment capital ? Le livret de Scribe, très stimulant, tourne autour de cette question de la culpabilité – Lorédan est un homme admirable, mais tourmenté par une faute qu'il aurait pu éviter. Voilà qui change des héros intrépides, mus seulement par l'amour ou la gloire, sans aucune consistance psychologique explicitée.
De même, certes on croise le poncif de l'esclave amoureuse de son maître (qui la traite respectueusement une fois que ses compagnons ont massacré sa famille…), mais le portrait est nourri de motivations qui peuvent s'entendre – l'estime pour le seul qui ne l'ait pas traitée comme monnaie d'échange, le besoin aussi de se trouver une nouvelle mission après cette catastrophe insurmontable…

b) À ce titre, je trouve les personnages principaux assez attendrissants (le jeune couple qui en personnage secondaire paraît bien plus stéréotypé et égoïste, ils s'aiment et font le nécessaire, basta). Petit indice assez élégant, Lorédan vouvoie son esclave, ce qui montre qu'elle n'est considérée ni comme une enfant déficiente, ni comme une amante dont il aurait consommé la chair.

c) Lors de la confrontation avec l'ennemi Malipieri qui a surpris la confession faite en rêve par Lorédan, je suppute que les insinuations sur le rêve qui révèle un crime constituent une réécriture, voire un clin d'œil (an Easter egg, dirait-on au cinéma) à quelques scènes célèbres de Shakespeare : le songe de Cassio surpris par Iago, mais peut-être tout autant la pièce de théâtre mise en place par Hamlet pour surprendre les émotions de son oncle homicide.

d) Je suis à nouveau frappé par les récitatifs, dont la véhémence fait quasiment plus penser à Weber et Marschner qu'à la grande école française – même si, bien évidemment, l'essentiel du langage est à apparenter au style meyerbeerien du grand opéra à la française.
Le somnambulisme de Lorédan est un peu, stylistiquement, l'équivalent français (et pour ténor, tessiture rarement pourvue de ce type de scène !) du grand récit du Vampire chez Marschner. Un moment où toute une histoire est racontée en solo, avec des récitatifs de qualité incroyable. Et quelle revélation haletante ! Révélée de façon tout à fait implicite de surcroît – « ah ! six et quatre ! », et c'est tout.

Pour le reste, je vous renvoie à la notule correspondante, et surtout à la vidéo (je vous la cale directement sur la scène de somnambulisme), chantée dans un français exceptionnelle – et, par contrat (!), sans aucun [r] roulé.

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Pierre Jourdan, tu nous manques.

Les Bavards et autres amateurs courageux (Calligrammes, Elektra…), vous nous sauvez.

vendredi 23 février 2024

cycle Christoph Spering


Ces derniers jours, cycle de Christoph Spering : j'écoute tout ce qu'il a enregistré (sauf ses nombreux Bach, point trop n'en faut). En réalité, je crois que je connaissais déjà à peu près tout. Et c'est toujours admirablement pensé et conduit.

Mention toute particulière à sa Missa Solemnis de Beethoven (hélas seulement Kyrie, Credo et Agnus Dei), furieuse, aux couleurs généreuses, aux articulations très détachées des spécialistes de l'instrument d'époque, mais avec une qualité de poussée continue et de lisibilité des plans que tous les tradis non plus, loin s'en faut, n'ont pas. Exceptionnel.

Il faut bien sûr écouter son Requiem de Cherubini, la plus réussie des versions sur instruments d'époque à mon sens, version déjà sélectionnée pour « une décennie, un disque ».

Le principal disque que j'ai découvert, et adoré, c'est son ardente Athalie de Mendelssohn, qui hisse l'œuvre à des sommets que je n'y soupçonnais pas.

Il faut dire qu'à chaque fois, il s'adjoint les meilleurs chœurs et de remarquables solistes (Ann Hallenberg en particulier, pour Athalie !).

lundi 19 février 2024

Villeconin, Saudreville : 2 châteaux, des fermes vénérables… et le printemps


(Rendez-vous en fin de notule pour des élaborations sur le pourquoi de ces marches.)



Pour une lecture dans une mise en forme correcte (images proportionnelles, alignements…), je vous recommande plutôt la lecture sur Carnets sur sol (boueux), la déclinaison pédestre et méditative de Carnets sur sol.

Suite de la notule.

jeudi 15 février 2024

Marche hongroise et guitare européenne

Dans la Fantaisie sur des airs hongrois de Johann Dubez interprétée par James Akers (nouveauté discographique), on retrouve plusieurs thèmes familiers : des tournures dans le V (Vivace) qui se répandent en ce temps (cf. Auf dem Wasser zu Singen de Schubert), et bien sûr ce VII (Tempo di marcia) :

https://www.youtube.com/watch?v=nXBho-RCPrk

… réutilisée par Berlioz à la fin du premier tableau de La Damnation de Faust.

Sur ce beau disque, également une autre suite (de Mikhaïl Polupayenko) avec des thèmes collectés à Zaporijia, des variations sur un thème d'Auber, etc.

mardi 13 février 2024

Choix et doutes dans l'Adriana Lecouvreur

Le Concert sur sol n°76 est l'occasion d'une petite méditation autour du livret d'Arturo Colautti pour l'Adriana Lecouvreur de Cilea.

Un micro-mot sur l'interprétation.
Après cette reprise de la production de McVicar – où j'ai bien entendu choisi Pirozzi, tout aussi bien projetée et tellement mieux articulée verbalement que Netrebko, le son plus concentré et moins pharyngé également –, plaisir d'entendre (c'était la dernière, ils avaient fini de répéter) l'Orchestre de l'Opéra en belle forme. Mon inclination pour les actes impairs se confirme à chaque réécoute : les archaïsmes volontaires, l'alacrité du I, le second degré délicieux du ballet au III en plein nœud du drame… Le II est un peu plus vériste dans sa langue musicale, avec ses grosses doublures, ses mélodies claironnantes pour soutenir son intrigue d'amants du placard. Le IV m'intéresse beaucoup moins, mais ainsi bien interprété par une chanteuse d'une très belle présence sonore et expressive, tout fuit si vite !
Épaté aussi par la projection ample et le sens verbal des compères Leonardo Cortellazzi (l'abbé de Chazeuil) et Sava Vemić (le Prince de Bouillon).

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La voix parlée

Je reste cependant assez dubitatif sur le choix de Cilea de faire parler une professionnelle du chant pour figurer l'impact expressif de la déclamation dans Racine et Voltaire :
¶ cela crée une forte rupture dans l'illusion théâtrale ;
¶ le chant est censé être une version sublimée de la parole, il est étrange que pour, monter d'un degré dans l'émotion, on nous fasse passer du chant pour « passe-moi le sel la perruque » à la parole quotidienne pour les alexandrins ;
¶ forcément, comme ce sont des chanteuses… le texte est mal dit (en plus du Racine en traduction italienne du XIXe, bon…).

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Les incohérences du livret

De même, quelques bizarreries dans le livret, en particulier à l'acte IV :
→ le mariage d'un Prince européen décidé en deux secondes dans le salon d'un actrice (clairement le Maurizio connaît bien son bréviaire de séducteur, je ne crois pas du tout qu'il l'épousera voyez-vous) ;
→ « un soldat ne peut mentir » est considéré comme un argument valable par Adrienne ;
→ lorsque l'héroïne défaille et qu'on pressent qu'elle va mourir, on appelle la domestique et sans rien lui expliquer l'exhorte « cours chercher un médicament ». Sans avoir mentionné aucun symptôme, bon courage. On sent la phrase qui est là pour souligner l'urgence vitale, pour montrer le désespoir des personnages… mais cela n'a aucun sens, on ne va pas chercher « un médicament » au doigt mouillé pour soigner un empoisonnement – la soubrette savait seulement, n'étant pas revenue depuis le début de l'acte, que sa maîtresse dormait beaucoup pour soigner son mal d'amour…

Je ne sais pas si c'est mieux traité dans la pièce originale de Scribe & Legouvé, que je n'ai pas encore lue.

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Michonnet superstar

On y retrouve aussi le stratagème d'Amneris (Aida) dans une intrigue pauvre en sororité : annoncer la fausse mort de l'amant pour identifier une rivale. Et bien sûr l'attachant amour impossible et désintéressé de Michonnet, un des rares personnages vraiment positifs à l'opéra en général – et cependant doté d'une psychologie plus développée que les confidents habituels. Certes, on peut objecter que sa motivation reste le désir (même sans vouloir l'assouvir), qu'il pourrait tout de même être le père d'Adrienne, et surtout se demander pourquoi il l'aime – à part sa beauté et son talent –, vu que le livret ne nous détaille absolument rien de la personnalité de l'héroïne, à part qu'elle croit en Dieu et qu'elle est très jalouse (et manifestement inexpérimentée, autre incohérence forte s'agissant d'un milieu très connecté à la prostitution en cette fin du XVIIIe siècle).
De surcroît, Adriana n'est même pas vaguement sympathique : elle accepte la mission de protéger l'amante secrète de Maurizio mais… refile la patate chaude à Michonnet, avant de rompre sa parole et de vouloir dénoncer celle qu'elle devait protéger. Que lui trouve donc ce brave Michonnet à part la jeunesse, la beauté et le talent ? Non pas que je veuille régir les amours des personnages de fiction, mais cela altère sans doute son portrait déraisonnablement généreux, avec cette petite touche de superficialité. Je sais, nous sommes en 1902 et encore dans les idéaux XIXe : la femme idéale, c'est ta sœur adoptive (L'homme qui rit de Hugo) ou mieux, ta fille adoptive (Le Bossu de Féval).

samedi 10 février 2024

[nouveauté] Hjalmar Borgstrøm – Fiskeren




Grand Dieu. Voilà qui vient de paraître et de manquer de passer sous mon radar ! Si on m'avait demandé une œuvre que je voulais entendre, j'aurais peut-être cité celle-là. Et par ce chef.

J'attends cet opéra depuis la parution de Thora på Rimol en 2003 ! Je savais pas que ça avait été joué, j'avais même hésité à faire le voyage jusqu'en Norvège (mais j'étais alors à peine majeur), je n'avais jamais espéré que ce puisse être publié officiellement.

Et par le même chef, Terje Boye Hansen, qui avait été exceptionnel avec Trondheim.

Le langage de Thora est celui du Vaisseau fantôme (mais en 1894…), avec un élan, un sens mélodique, une beauté de déclamation tout à fait semblables… et en sus des couleurs vraiment propres, accentuées par les sons fruités et acidulés des orchestres norvégiens (mes préférés au monde, en particulier Trondheim et l'Opéra d'Oslo).

Pourquoi Borgstrøm est-il peu connu ? Il était critique professionnel, et ses compositions, qui ne lui permettaient pas de vivre, n'ont que très peu été diffusées de son vivant. Il ne faut donc pas imaginer de corrélation particulière avec leur qualité.

J'en reparlerai après l'écoute qui débutera… dès la publication de cette notule !

mardi 6 février 2024

Une décennie, un disque – 1850 (a) : Carl CZERNY, les Quatuors ossia Beethoven avec des mélodies


1850 (b)


czerny quatuor
[[]]
Le premier mouvement du Quatuor en mi mineur par le St. Lawrence String Quartet.


Le Prince des professeurs

    Quoique grand pianiste, Carl Czerny a commencé une carrière de professeur à l'âge de quinze ans, et a tôt renoncé aux concerts qui lui rapportaient beaucoup moins – il expliquait ses refus d'engagements en concert par la nécessité de soutenir et nourrir sa famille. Élève de Salieri, Beethoven et Hummel, professeur de piano de la reine Victoria, Liszt (les Études d'exécution transcendante ont d'ailleurs été dédiées à Czerny !), Kullak (le prof de Moszkowski), Leschetizky (le prof de Schnabel et de la profe de Prokofiev), il se retrouve ainsi l'ancêtre en technique pianistique de gens comme Rachmaninov, Arrau ou Barenboim !  

    Czerny est surtout resté célèbre pour ses œuvres pédagogiques, pour certaines toujours en usage ; elles ne représentent cependant qu'un fragment de son legs et ont beaucoup contribué à occulter sa qualité propre comme compositeur. En effet, parmi le millier d'œuvres qu'il a composées, autant on peut trouver des tombereaux d'enregistrements de L'École de la Vélocité ou de L'Art de la Dextérité, autant son œuvre sérieuse n'est que très fragmentairement représentée au disque, avec de nombreuses pièces qui n'ont même jamais été imprimées !  Pourtant la qualité de son inspiration en fait, à mon sens, un compositeur important de son temps.

    L'essentiel de son corpus ambitieux (qui ne soit ni œuvres pédagogiques, ni pièces accessibles pour élèves, ni pièces brillantes de concert) date des années 1840-1850, lorsqu'il se consacre exclusivement à la composition.



Compositeur : Carl CZERNY (1791-1857)
Œuvre : Quatuor à cordes en mi mineur (185?)
Commentaire 1 :
    Ce quatuor, comme les autres (un Quatuor à cordes en ré mineur est également présent dans ce coffret de trois disques), est écrit dans une langue totalement beethovenienne malgré sa date bien plus tardive – il faut bien voir que non seulement Beethoven était très en avance, non seulement son empreinte a très durablement marqué ses successeurs, mais surtout que Czerny se met massivement à la composition d'œuvres de musique pure dans les deux dernières décennies de sa vie, issues d'un apprentissage qui remonte aux toutes premières années du XIXe siècle.
    Je suis toujours frappé, par Czerny, par le mélange de l'ardeur beethovenienne, des structures de développement ambitieuses (même si les développements y sont plus mesurés et moins fous que chez le maître) et une chaleur, une évidence dans la mélodie qui évoque plutôt Mendelssohn. Vous imaginez si Beethoven avait eu le sens des longues mélodies ?  Eh bien vous vous figurez le talent de Czerny. Ce quatuor n'est pas sans parentés de ton avec le Sixième de Mendelssohn, par exemple ; mais on y retrouve aussi des formules plus ramassées, des pizz structurants, des réemplois de motifs, des ponts travaillés comme des thèmes, qui montrent bien de qui il procède.
    ♣ Par ailleurs, je trouve ici chaque mouvement extraordinaire et doté d'un caractère propre : la grande forme élancée du I, le recueillement bouillonnant du II, les tourbillons farouches du III, la fureur du IV…
    J'aurais aussi bien pu choisir la Première Symphonie, absolument exaltante, de la même époque – mais j'en ai déjà parlé dans ces pages (en 2012 !) en tant que « Disque du jour », et je ne voulais pas trop déséquilibrer les genres représentés : j'avais besoin de musique de chambre.
    Le coffret contient ici un large éventail du legs de Czerny : le Deuxième Trio piano-cordes, le Premier Quatuor piano-cordes, un autre superbe quatuor (en ré mineur), deux pièces fuguées pour quintette à cordes, des lieder, deux ouvertures orchestrales, un motet d'Offertoire, une pièce pédagogique, des Variations brillantes à six mains sur un thème de Bellini (« Deh, con te li prendi », le second duo Norma-Adalgisa), et la Grande Sérénade concertante pour clarinette, cor, violoncelle et piano (avec ses réjouissantes variations d'un quart d'heure sur La Molinara de Paisiello)… Un très bon moyen de disposer d'une vue générale et de haute qualité de son legs – même s'il me manque, parmi ses pièces les plus inspirées, le Nonette et la Première Symphonie.



Interprètes : St. Lawrence String Quartet
Label : Doremi (2011)
Commentaire 2 :
    Il existe deux versions de ce quatuor. Ici, le St. Lawrence String Quartet joue avec beaucoup de vibrato et dans un son qui ne déborde pas de couleurs, mais avec un enthousiasme communicatif, qui rend justice à l'élan mélodique et structurel des deux quatuors joués pour la première fois sur ce disque. On peut sans doute faire plus « informé » ou (encore) plus beau, mais on ne passe pas à côté de la spécificité et des qualités de ces pages. (Je trouve ces quatuors tellement extraordinaires que je considère qu'ils méritent autant de versions que les Beethoven, Schubert et Mendelssohn, et qu'il y a donc de la place pour encore mieux.)
    L'autre version disponible, par le Sheridan Ensemble chez Capriccio, a le mérite d'ajouter deux quatuors inédits (la mineur et ré majeur) à ces deux-là, mais leur son n'est pas très cohérent (sans doute lié au fait que ce soit un ensemble à géométrie variable plutôt qu'un quatuor constitué) et leur approche manque d'abandon, quelque chose ne se produit pas aussi bien du côté de l'urgence qui sourd chez les St. Lawrence, sans que je puisse déterminer quoi – sans doute une articulation moins pensée, ou en tout cas moins efficace. C'est donc un (double) disque à recommander pour explorer le reste du corpus, mais qui n'est pas en recommander en première approche pour ressentir tout le potentiel de ces quatuors.
    Le reste du coffret Doremi est assez généreusement servi par des artistes de premier plan ; on retrouve par exemple chez les pianistes les vedettes (et défricheurs) Anton Kuerti, le duo Tal & Groethuysen, Stéphane Lemelin



Les précédents numéros de la série, que je n'étais pas parvenu à alimenter depuis 2021, se trouvent dans le chapitre dédié (lien également en haut de la colonne de droite).

dimanche 4 février 2024

Émerveillements provençaux hivernaux


Je n'aime pas voyager. À la fin d'une journée, j'aime pouvoir reposer dans mon propre lit, écrire à mon bureau. Je ne me suis mis à l'exercice que très tardivement dans ma vie, et s'il est vrai que j'y ai pris goût, j'aime avant tout le voyage de proximité, au bout d'une poignée d'heures de train, celui que l'on peut improviser, celui qui donne accès à des lieux où l'on peut retourner – manière de ne pas accentuer inutilement la mélancolie de vivre ailleurs.

Peut-être faut-il voir dans cette méconnaissance la cause de ma naïveté, mais j'ai l'usage, lorsque je me promène, de noter mes surprises : les petites choses qui changent et qui montrent que l'on n'est plus en Île-de-France – je n'y ai pas grandi, mais j'y ai construit ma vie et mes activités depuis tant d'années, parcouru le réseau en tout sens, que je me laisse quelquefois surprendre par des contrastes très simples.

Je les partageais jusqu'ici sur Twitter et vous pouvez les remonter une à une, mais le processus est chronophage et la vie reprend son cours avec les concerts, les disques, les petites découvertes quotidiennes que je partage sans plan défini sur les réseaux. Je profite donc de ce nouveau format pour livrer les remarques collectées de ma dernière expédition.

[Je vous recommande, pour une mise en forme harmonieuse, la lecture directement sur le site consacré aux promenades de Carnets sur sol.]

Suite de la notule.

vendredi 2 février 2024

Artur Schnabel compositeur




Je découvre ces derniers jours le legs composé par le fameux pianiste autrichien.

Autant ses quatuors (1,5) un peu sérieux, ni très modernes, ni généreusement décadents, m'ont plu sans m'impressionner au même titre que d'autres interprètes-compositeurs (Oskar Fried, Felix Weingartner, Otto Klemperer, Volkmar Andreae, Antal Doráti, tous de grands compositeurs), autant son Trio piano-cordes plus tardif, qui s'essaie à une atonalité polarisée et très dynamique, m'a beaucoup séduit. On retrouve les mêmes qualités dans les 7 Pièces pour piano : énormément d'événements, et malgré tout un galbe mélodique.

De même, alors que le Quatuor Pellegrini ne m'avait pas bouleversé, le pianiste Benedikt Koehlen m'impressionne beaucoup par l'autorité qu'il imprime au discours, tellement évident malgré son langage ambitieux.

jeudi 1 février 2024

LULLY – Alceste & les leitmotive – (par Les Épopées)


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Il a déjà été question d'Alceste ici, notamment dans cette notule : Une décennie, un disque – 1670. Pour autant, la réécoute en concert permet de vérifier des constantes ou de mettre au jour de nouvelles pistes d'écoute.



Représentation

C'était à Versailles ce mardi (où le disque vient d'être enregistré), pour la version la plus complète des trois représentations (Versailles, Paris, Vienne) et, disait Stéphane Fuget, quelques inédits qui n'ont pas été gravés au disque jusqu'ici, apparemment. (En général, ce sont des danses, je n'ai pas repéré de nouveauté vertigineuse comme un grand numéro vocal d'action.)
Je ne vais pas détailler la représentation et réitérer mes antiennes autour de l'illusion de tout recréer à l'ancienne avec diapason, instruments, disposition en fosse… si c'est pour faire chanter cela par des chanteurs qui couvrent sur toute la tessiture et n'ont pas de sensibilité au mot qu'il faut porter jusqu'au public, dans la tragédie en musique. C'était globalement très honorable ce soir, mais à la fois très loin de ce qu'on peut supposer des techniques d'époque et pas toujours très efficace en projection ni incarné dans les mots. Pour autant, tout le monde chantait en style et avec un minimum de soin verbal.

Deux chanteurs se distinguaient particulièrement : Juliette Mey (La Nymphe de la Marne, Thétis, Diane, Proserpine), avec une voix tout à fait homogène et lissée d'aujourd'hui, manifeste une véritable sensibilité sur les appuis de la phrase, et parvient à projeter le son avec une certaine aisance dans ce bas-médium. J'aimerais beaucoup l'entendre dans des premiers rôles. Et bien sûr, Cyril Auvity, le prince des poètes ; la voix n'est plus aussi puissante et insolente qu'il y a quinze ans, assurément, mais (tout en assurant sans faiblesse le rôle, au demeurant) il dispense des trésors de phrasé et de conviction, faisant de chaque réplique un moment essentiel où tout se joue. Sans parler du goût merveilleux – car Admète passe, comme chez Euripide, son temps à se plaindre, et Auvity en tire des sons d'une beauté incroyable et des mots à fendre l'âme. Pour moi, c'est avec Howard Crook le grand titulaire des rôles de haute-contre à la scène, qui éclipse tous les autres par la singularité de sa voix, la justesse de ses intentions et l'abandon absolu à ses rôles.

La grande surprise et la meilleure plus-value de la soirée tenait dans l'orchestre Les Épopées : d'abord pour le plaisir évident de jouer, beaucoup de jeunes musiciens qui ont fini leur cursus de musique ancienne au CRR de Paris il y a quelques années… on voit sur les visages le bonheur de jouer cette musique, et cela s'entend très fort. Une des raisons de mon petit abattement dernièrement tenait peut-être aussi pour partie à la professionnalisation de très haut niveau des grands ensembles, certains musiciens ont joué ces œuvres toute leur vie, y sont très à l'aise, et l'enjeu n'est plus tout à fait le même.
Par ailleurs, j'ai été frappé par la densité du son d'orchestre, par son grain – charnu, dense, coloré. On disposait d'un très gros pupitre de bassons (4) et de hautbois (3), avec des instruments jamais vus en concert jusqu'ici – deux tailles de hautbois (c'est-à-dire hautbois ténor, peu ou prou l'idée d'un cor anglais ou d'un heckelphone d'époque, mais tout en longueur), un basson à la quarte (à l'allure quelque part entre la douçaine et l'ophicléide !). Marie Van Rhijn qui déborde toujours d'idées au clavecin, le Chœur de l'Opéra Royal constitué des meilleurs spécialistes (qui passent par tous les chœurs baroques, tel Samuel Guibal qui était là il y a une semaine pour Atys avec le Chœur de Chambre de Namur, et certains sont mêmes des solistes réguliers dans les grandes productions comme Clémentine Poul ou Stéphen Collardelle ; j'y ai aussi aperçu Kyunga Ko, Marcio Soares Holanda, Lisandro Pelegrina…).



La charmante Alceste

En réécoutant l'œuvre dans ces conditions favorables, je remarque plusieurs aspects que j'ai peut-être moins soulignés dans les précédentes notules.

¶ Musicalement, Alceste est probablement l'une des œuvre les plus diverses, les plus totales de LULLY. Tous les éléments de l'épique, du galant, du pittoresque s'y succèdent ; plusieurs mouvements de chaconne très prégnants, une intrigue piquante de valets développée en parallèle de chaque moment du drame (les couples se font et se défont tandis que les coups de théâtre sur les vies des rois se succèdent, avec une intrication parfois spectaculaire, comme lors de l'exil de Céphise auprès d'Alceste après la capture de la reine), des combats très développés (Fuget fait jouer la bataille du II en accélérant de plus en plus, c'est assez saisissant), de petites pastorales, un orage maritime, des Dei ex machina
Le livret ressemble quelquefois à une grande foire, où se bousculent maîtres et valets, mortels et dieux, amour sublime et petites lâchetés, grands affrontements et drames intimes, à un rythme très élevé et par séquence très courtes.
De ce fait, Alceste est probablement l'un des LULLY les plus vivants, je ne crois pas qu'un autre soit aussi contrasté et trépidant.

¶ Je me trouve absolument ravi de la veine mélodique permanente : là aussi, LULLY n'a jamais donné autant de belles lignes à chanter dans ses récitatifs, les ariettes qui donnent les petites leçons de vie figurent aussi parmi les plus soignées et inspirées de tout son catalogue. « Si l'amour a des tourments », « Après tant d'orages », etc.

¶ Je n'avais jamais prêté attention à l'identité du vieillard qui arrive trop tard à la fin de la bataille – il ne s'agit pas d'un personnage grotesque sans nom, mais de Phérès, le propre père d'Admète, dont le ridicule et l'égoïsme sont certes atténués par rapport à Euripide (pendant l'acte III, il se dérobe avec davantage de dignité que lors de la terrible stichomythie du modèle, voyez à partir du vers 720), mais je n'avais pas mesuré à quel point l'humour porte ici sur un personnage de la mythologie et un participant au drame ; et non seulement sur un personnage utilitaire inventé fugacement pour l'amusement comme les nymphes et tritons des divertissements. Cela ne fait que souligner le manque d'empathie du vieillard envers son fils à l'acte suivant, où ses défauts sont pourtant plutôt gommés.

¶ Je n'avais jamais remarqué à quel point la récurrence de certains vers (et de la mélodie qui va avec) au long de scènes entières finit par ressembler à des motifs structurants : « Le Héros que j'attends ne reviendra-t-il pas ? » pour les plaintes de la Nymphe de la Seine au début du Prologue, « J'aurai beau me presser, je partirai trop tard » lorsqu'Alcide avoue son amour à Lycas au début de l'acte I, « Alceste est morte » lorsque Céphise vient révéler l'identité de l'âme qui s'est sacrifiée pour sauver le roi (acte III), avec un effet incantatoire prolongé dans la suite de la scène où « Alceste, la charmante Alceste, / La fidèle Alceste n'est plus » est scandé par une Femme affligée, sur un modèle ensuite repris, deux opéras plus tard, pour la fin d'Atys.
Mais le plus étonnant sera « Gardez-vous bien de m'arrêter » lorsque Alcide, une fois Alceste libérée (fin de l'acte II), lui avoue à demi-mot pourquoi il doit partir : la tournure mélodique évoque sensiblement « J'aurai beau me presser, je partirai trop tard ». Ce n'est pas la même, mais le galbe ne ressemble pas à ceux des autres basses-tailles LULLYstes. Cette caractérisation fine d'un personnage par un aspect musical qui lui est propre, cet écho des mélodies préfigurent en quelque sorte ce que pourra être un leitmotiv ; et ce type de soin est assez atypique en ce temps-là. J'en ai été étonné – et enchanté.
[Les liens renvoient vers la piste sonore des répliques concernées.]

En somme, non seulement Wagner doit tout à Mendelssohn, mais le reste, il l'a volé à LULLY. Tout le reste du jour, écoutez encore Alceste. (La représentation va commencer à Paris.)

dimanche 28 janvier 2024

[nouveauté] Chopin pour quatuor de violoncelles




Petite merveille inattendue qui vient de paraître chez NFM : des arrangements de Chopin quatuor de violoncelles (Polish Cello Quartet). Ce serait, ''a priori', une très mauvaise idée, ajouter les pleurnicheries du violoncelle, dans une zone très concentrée du spectre, aux interprétations déjà dégoulinantes de Chopin…

C'est tout l'inverse qui se produit.

1) Le choix des pièces est particulièrement intelligent : il inclut évidemment des tubes (Préludes n°4 et n°15, Nocturne opus posthume en ut dièse mineur, Nocturne Op.9 n°2, Valse op.18, Valse-Minute, Valse Op.64 n°2…), mais aussi des œuvres beaucoup moins courues comme le Nocturne en sol dièse mineur (le n°12) et trois Mazurkas – pas les plus célèbres d'ailleurs, mais toutes parmi les plus belles à mon sens. L'occasion de se faire plaisir de façons très différentes, qui ménage à la fois le plaisir de la transformation de la chose connue et des (semi-)redécouvertes.

2) L'arrangement ne sonne pas du tout comme les horribles ensembles de violoncelles (plus larges, il est vrai, octuor souvent) qui s'entassent sur la même zone du spectre… on croirait entendre un véritable quatuor à cordes, d'autant que les interprètes ont une technique et un son merveilleux – l'impression d'entendre une contrebasse dans le grave, un alto dans le médium, un violon dans l'aigu… Si bien que le résultat est particulièrement équilibré et homogène. Les siècles d'expérience dans l'écriture pour quatuor à cordes ont clairement été mises à profit, et nous jouissons d'un festival de contrechants et pizz bien pensés. Les arrangeurs (Sabina Meck, Piot Moss, Leszek Kołodziejski) ont fourni des reformulations très abouties des œuvres originales.

3) Les interprètes sont formidables, on se repaît des couleurs sombres et chaleureuses, des touches de lumière, de la précision immaculée.

4) Surtout, ce disque procure une rare occasion de réentendre Chopin comme compositeur et non comme compositeur-pianiste. Non pas que personne ait jamais pu considérer que Chopin n'était qu'un pianiste, mais l'œuvre qu'il laisse est tellement liée au piano qu'on s'est habitué à entendre des tics pianistiques, des traits (écrits, bien sûr), et que l'instrument ou les modes pianistiques font quelquefois écran à la musique telle qu'elle est écrite. On peut alors, grâce à cette nouvelle proposition, s'abstraire des contingences pour en goûter la substance pure, réinvestie dans d'autres truchements – qui ont aussi leurs contraintes propres, évidemment. Et je dois dire qu'entendre Chopin sans les aspects percussifs du piano, un Chopin caressant, un Chopin plus harmonique (et polyphonique !) que jamais… m'a absolument ravi. Car il est sans conteste, aux côtés de Berlioz (pour l'orchestration) et de Meyerbeer (pour la pensée formelle) le musicien le plus novateur des années 1830 ; personne n'est aussi avancé que lui sur les questions harmoniques. Le libérer du seul piano lui rend d'autant mieux justice.



samedi 27 janvier 2024

Les Offertoires de Requiem


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0. L'Offertoire

Les Messes des morts – genre qui tire son nom courant de ses premiers mots (Requiem æternam dona eis Domine – « Repos éternel donne-leur, Seigneur ») – mises en musique ne suivent pas toutes le même patron. Certaines ne contiennent pas la fameuse et dramatique « Séquence », qui débute par le Dies iræ, et qui évoque de façon proprement apocalyptique la situation du fidèle / du pécheur au moment du Jugement Dernier – son texte, qui a dû naître au XIe siècle, se fixe au XIIIe siècle.

Si l'Introït, l'Offertoire, le Sanctus et l'Agnus Dei sont incontournables, en revanche le Kyrie, le Graduel (variation sur l'Introït), la Séquence, le motet pour l'Élévation Pie Jesu, la première Absoute (« Libera me, Domine, de morte æterna »), la seconde Absoute (« In Paradisum ») sont diversement présents selon l'époque, le type de liturgie, les choix musicaux des compositeurs. Le Trait (« Absolve, Domine »), la Communion, le répons « Subvenite » sont en revanche, autant qu'il m'en souvienne, très peu souvent présents. Quant au Gloria, au Credo, à l'Alleluia, ils sont traditionnellement absents des Messes des morts.

L'Offertoire bénéficie ainsi de l'avantage certain de demeurer toujours présent dans les Requiem musicaux – dans une variante propre à la Messe des morts. Par ailleurs, c'est un texte qui offre beaucoup de contraste : « délivrez les âmes des peines de l'Enfer […] et de la gueule du lion » pour la représentation graphique ou dramatique de l'au-delà, « la sainte lumière que jadis vous promîtes à Abraham et à sa descendance », multitude qui offre occasion (comme dans le Magnificat) de furieuses fugues pour évoquer l'infinité de la postérité d'Abram, dans la troisième strophe les oblats proprement dits la section Hostias (« Ces présents et ces prières de louange […] reçois-les pour ces âmes ») et pour finir une reprise du texte de l'Introitus (« Requiem æternam etc. »).

C'est l'occasion d'aborder l'immense corpus des requiems par le prisme plus dense d'un seul mouvement commun à tous – c'est aussi, souvent, l'un des plus beaux moments d'invention musicale après la Séquence (qui n'est pas toujours présente). Le Sanctus et l'Agnus Dei sont souvent bien plus convenus, même dans les requiems les plus étonnants.

Suivez-moi.


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Cette playlist contient toutes les pièces mentionnées, dans les meilleures versions que j'aie pu entendre. Vous en trouverez quantité d'autres, attachées ou non à des notules, sur mon profil.



1. Renaissance

Antoine de Févin, « Requiem d'Anne de Bretagne ».
Versions recommandées : Organum pour l'articulation, Doulce Mémoire pour les belles couleurs fumées.

Cristóbal de Morales.
Version recommandée : Musical Ficta.

Orlande de Lassus, Requiem pro omnibus fidelibus defunctis.
Version : Cappella Foccara.

Orlande de Lassus, Missa pro defunctis.
Version recommandée : The Hilliard Ensemble.

Orlande de Lassus, Requiem a 5.
Version : Pro Cantione Antiqua.

Tomás Luis de Victoria, Missa pro defunctis a 6.
Version recommandée : The Sixteen.

Pour ces œuvres, qui s'étendent du début du XVIe siècle au tout début du XVIIe siècle, le style musical, contrapuntique dans toutes les parties de la messe – chaque section de chanteurs exécute une ligne indépendante, à des rythmes différents –, n'est pas prévu pour le contraste. Ni à l'intérieur du Requiem, ni à l'intérieur de l'Offertoire lui-même, ni même avec les œuvres des collègues : l'idée est d'écrire de la musique sublime sur les paroles sacrées, pas prioritairement de souligner le sens de ces paroles. C'est d'ailleurs la source d'une querelle qui donna naissance à l'opéra – car il en allait de même dans la musique profane, avec des chœurs polyphoniques pour chanter les textes –, écrire le texte sous forme de monodie (une seule ligne mélodique à la fois), afin de pouvoir d'une part le comprendre, d'autre part en souligner l'expression par l'écriture musicale et par les inflexions des interprètes.

Ce sont pour autant des chefs-d'œuvre que je vous ai sélectionnés, dont quelques tubes (le Morales et le Victoria font vraiment partie des standards de la musique Renaissance). Je suis particulièrement frappé, à la comparaison, par l'attitude de Lassus, qui écrit, dans les deux derniers offertoires que je propose, une entrée progressive des voix supérieures, avec un effet d'illumination particulièrement saisissant. La prière de délivrance prévaut ostensiblement sur la descriptions des peines des damnés – mais il ne faut pas nécessairement y voir, comme je le suggérais précédemment, un projet figuraliste, plutôt une recherche de la beauté pure pour servir un texte sacré.



2. Baroque

Le choix est évidemment immense, aussi je n'ai retenu que mes chouchous.

Jean Gilles.
Versions recommandées : Herreweghe I (celle avec Mellon & Crook), Sow.

André Campra.
Version recommandée : Haïm.

Jan Dismas Zelenka, Requiem pour l'Électeur Friedrich August Ier ZWV 46.
Version recommandée : Luks.

Jan Dismas Zelenka, Requiem en ré mineur ZWV 48.
Version recommandée : Válek.

La proposition de Gilles contient l'un de mes moments favoris de toute la musique universelle : lorsque la basse-taille achève son récit très vertical « des peines de l'Enfer » – ce syntagme est répété plusieurs fois isolé de toute la syntaxe de la prière qui précède, si bien que l'on insiste très vivement sur la perspective de damnation –, les autres solistes entrent en canon (taille, haute-contre, soprano, puis basse) pour répéter l'invocation de « Domine, Jesu Christe » et la supplique du « libera animas ».

Le Campra, lui, est un bijou à la structure particulièrement sophistiquée, débutant par une trépidation dramatique, une plainte de trio d'hommes entrant en canon, très prégnante mélodiquement (et accompagnée de flûtes), exaltant les appuis du texte et son sens – « libera animas » constitue une véritable apostrophe à la Divinité. Les épisodes se succèdent avec beaucoup de variété : chœur soutenu par une basse en volutes, récit de taille avec réponses de ritournelles orchestrales, etc.

Les deux offertoires de Zelenka que je propose sont assez différents : le Requiem en ré mineur est plutôt à dominante chorale, avec assez peu de contrepoint, jouant plutôt de la masse symbolisant les fidèles, avec quelques solos secondaires (mais l'on a tout de même un beau fugato pour « Quam olim Abrahæ », tandis que le Requiem pour l'Électeur se présente davantage sous des atours théâtraux, avec cette note de basse répétée et ce soliste (basse) très enflammé, comme une scène d'opera seria.



3. Classicisme

François-Joseph Gossec, Grande Messe des morts.
Version recommandée : Devos (un peu ancienne, mais chaleureuse, vivante, très correctement articulée, et solistes tellement incroyables…)

Michael Haydn, Missa pro defuncto Archiepiscopo Sigismundo.
Version recommandée (pas parfaite) : Zacharias.

Johannes Chrysostomus Wolfgangus Theophilus Mozart.
Version recommandée : Currentzis (particulièrement articulée !).
Version de complément : Quatuor Debussy.

Le texte de Gossec n'est pas celui du traditionnel Offertoire de Requiem, et se trouve écrit sous forme d'un grand récitatif pour soliste acculé comme un personnage de tragédie, et aux éclats. C'est magnifique, et absolument pas mystique ni recueilli.

Le Requiem de Michael Haydn (le petit frère de Joseph) est bien connu pour l'inspiration manifeste qu'en a tiré Mozart – les parentés de l'Introitus sont véritablement frappantes, on peut quasiment parler d'emprunt ! –, et la comparaison se poursuit dans d'autres numéros, dont l'Offertoire. La traditionnelle fugue « quam olim Abrahae promisisti » (déjà généralisée dès le XVIIe siècle pour le verset parent dans le Magnificat « Sicut locutus est ad patres nostros, Abraham et semini ejus ») est traitée de façon similaire – comparez notamment l'entrée martelée des basses !  Moins souvent entendue, j'aime beaucoup l'entrée du ténor dès le début de l'Offertoire qui, par sa solitude et ses accents, souligne véritable la dimension de prière, de supplique.

Enfin Mozart, inachevé, où il existe quelques trillons de versions. Je m'étais arrêté à Currentzis comme la plus vivante dans les premiers numéros, mais à la réécoute, je trouve le latin du chœur très lisse et peu articulé, je crois que ça ne répond plus à mon goût d'aujourd'hui et il faudrait me remettre en quête. Parmi les autres que j'ai beaucoup aimées, des versions informées comme Mackerras (celle avec Gritton), Herreweghe, Harnoncourt (celle avec Yakar), Christie, Malgoire I (celle de BMG, pas celle du Brésil), Christophers… d'autres au milieu du gué comme Hickox, et certaines vraiment à l'ancienne comme Böhm (celle avec Siepi, surtout pas celle de DGG), Colin Davis (Symphonique de la BBC en 1967 ou Radio Bavaroise), Bernstein, etc.
J'attire donc surtout votre attention sur la version pour quatuor de Peter Lichtenthal : partition de 1802, qui transcrit tout le Requiem sans solistes vocaux. Le Quatuor Debussy l'a retouchée et enregistrée, il s'agit sans doute de ma version chouchoute absolue de cette œuvre, qui met la musique – et, paradoxalement, le drame – à nu. Coïncidence plaisante, alors que le disque est déjà ancien (2009), le programme est redonné en avril dans une version aux bougies mise en espace par Louise Moaty, à… Herblay !  Vous m'y verrez – à la lueur vacillante de la lumière d'époque.

Afin de vous laisser le temps de découvrir paisiblement tout cela, je vous laisse quelque temps avec ces premières présentations et reviendrai plus tard pour les romantiques et le XXe siècle. La playlist est, elle, complète, vous pouvez toujours la parcourir.



4. De ma vie

Avant de nous quitter, une anecdote que je trouve plaisante.

Depuis l'enfance, lorsque j'écoute la fugue de l'Offertoire, j'entends non pas « quam olim Abrahae promisisti » (« ainsi que tu promis jadis à Abraham ») mais « amor e barbare promettesti » (« tu promis de l'amour et des femmes barbares »). Changement de programme assez radical.

Pour autant, cela correspond vraiment bien à l'ardeur de certaines mises en musique (Michael Haydn, Mozart, Suppé notamment…) et l'illusion continue de me surprendre, je dois rectifier à chaque fois.

En somme, les choristes : articulez, c'est important.
[C'est un peu la même histoire que les dichotomies célèbres à l'écrit : « Ils m'ont tout pris. / Ils m'ont tous pris. » ou « Allons manger, les enfants. / Allons manger les enfants. »  Le détail a son importance pour ne pas briser l'adhésion sans arrière-pensée au moment.]

jeudi 25 janvier 2024

La Esméralda de Louise Bertin – Ce que l'on croit aller voir


Notre-Dame-de-Paris par Louise Bertin… ou Jeanne Desoubeaux.

Chose fascinante, dans l'objet hybride proposé aux Bouffes du Nord (transcrit pour quintette piano-violon-violoncelle-clarinette-basson, coupé au tiers, mêlé de fragments du roman de Hugo…), la réception a été parfaitement prévisible : les critiques musicaux ont détesté (même le très-obséquieux Ôlyrix !), parce que ça ne respecte pas l'œuvre (et la musique amplifiée de la Fête des Fous, certes désagréable, leur a manifestement fait très peur), et les critiques théâtraux ont adoré, parce que c'est un format original. Voilà qui donne de quoi réfléchir sur les jugements définitifs.

Diapason
Opera Online
Ôlyrix
Concert Classic
Sceneweb
Cult.news
Théâtre du Blog

Pour ma part j'ai trouvé dommage / peu honnête de vendre « l'opéra de Louise Bertin » lorsqu'il s'agissait en réalité d'un spectacle qui en reprend de vastes fragments pour proposer autre chose. Autrement, l'arrangement sur instruments anciens et les chanteurs (Christophe Crapez, et surtout Jeanne Mendoche, à qui je dois consacrer une notule) étaient merveilleux, l'œuvre révélait de belles qualités (de belles mélodies dans les ensembles, des dispositifs surprenants comme la scène du voyeurisme du viol bel et bien reproduite dans l'opéra…) qui m'avaient parfois échappé dans le disque chanté en volapük au festival de Montpellier. Et les extraits du roman fonctionnaient plutôt bien – j'aurais simplement été davantage séduit si j'avais pu me couler à l'avance dans le format que j'allais voir – et je croyais initialement que c'était l'opéra intégral.

L'histoire de cette œuvre est par ailleurs savoureuse : Hugo tempêtait toujours contre les adaptations (sans droits d'auteur, il est vrai) de ses œuvres à l'opéra, considérant que la musique de ses vers était suffisante et n'avait pas à être contredite par l'imagination plus ou moins féconde des adaptateurs… mais pour la fille du directeur du puissant Journal des Débats, là, il fait tellement une exception qu'il va jusqu'à écrire lui-même le livret – pas bon d'ailleurs, on y découvre que Hugo peut écrire des vers de mirliton vraiment pas soignés… Berlioz a aidé à l'orchestration (il va de soi que les femmes ), ce qui a valu beaucoup de rumeurs comme quoi il aurait été l'auteur de l'œuvre – je n'ai pas vérifié les fondements de ces allégations, mais à l'oreille, ça ne s'entend vraiment pas, c'est nettement moins intéressant que du bon Berlioz, sensiblement plus intéressant que du mauvais Berlioz, et en tout état de cause ressemblant ni à l'un, ni à l'autre.

mardi 23 janvier 2024

LULLY – Atys – Rousset (Versailles 2024)


Plaisir de retrouver Atys dans une aussi belle distribution, différente du disque qui vient de paraître (Château de Versailles Spectacles) :
Céline Scheen (au lieu de Marie Lys)
Van Wanroij (au lieu d'Ambroisine Bré)
Reinoud Van Mechelen
Philippe Estèphe.

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Choix d'interprétation

La tendance est celle d'une interprétation au tempo très flexible dans les récitatifs (souvent dans le sens de l'alanguissement). Je n'adore pas cet aspect, je trouve que la netteté du rythme procure un rebond et un élan supérieur, mais c'est très intelligemment réalisé, pour souligner précisément les affects des personnages et ménager des surprises, des ruptures ; dans une œuvre aussi connue, c'est aussi une façon de renouveler l'écoute. (J'ignore absolument si l'on dispose d'éléments sur cet aspect des pratiques d'époque, rubato maximal ou rectitude métronomique.) La petite chaconne délicieuse de l'acte I « Je me défends d'aimer autant qu'il m'est possible » se trouve ainsi désarticulée et l'on ne reconnaît plus le mouvement de danse.
Rousset le réalisait de façon moins ostensible dernièrement, mais ce récitatif à tempo mobile a été caractéristique de ses interprétations il y a quelques années ; son Phaëton en témoigne avec évidence (et je n'avais pas beaucoup aimé cela non plus).

L'autre impression, moins frappante en salle qu'au disque, est l'impression d'un « concerto pour continuo » : Christophe Rousset et Korneel Bernolet réalisent un continuo très riche, inventant quantité de contre-mélodies au clavecin, simultanées à celles des chanteurs. Le résultat est d'une rare beauté musicale, et je l'adore d'ordinaire, mais peut paraître en décalage avec le langage d'Atys, assez épuré, où le texte est premier. Les remplissages audibles de clavecin pendant le déchirant chœur hors scène « Atys, Atys lui-même / Fait périr ce qu'il aime » m'ont paru parasiter l'attention tout entière tournée vers le drame – et potentiellement la beauté pure de ces grands accords, alors que Bernolet préparait les surprises harmoniques à l'aide de belles transitions (à rebours de l'effet de surprise attendu).
Pour autant, la chose est passionnante, il y a toujours quelque chose à entendre, et les clavecins sont très bien captés dans le disque, si bien que l'on peut entendre précisément toute cette musique supplémentaire et magnifique.

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Les chanteurs sont indispensables

Le gros point fort de la soirée était la distribution : je ne suis décidément pas sensible à Reinoud Van Mechelen (Atys) dans le registre tendre (les eu mâtinés de ü, on n'entend pas les attaques, phrasé musical qui met le texte à distance… c'est irréprochable, mais cette voix très également mixée m'ennuie là où j'attends le relief des mots) ; cependant dès qu'il faut de l'épique et de l'énergie, ses propositions sont toujours saisissantes.
Céline Scheen (Sangaride) a très bien négocié la douzaine d'années écoulées depuis Bellérophon : la voix est plus sombre, mais sonne toujours bien et ne s'est pas asséchée comme on aurait pu le craindre avec ce petit brin de voix charmant (mais émis plutôt du côté du pharynx, donc potentiellement plus fragile s'il faut s'adapter techniquement).

Par ailleurs, cinq chanteurs m'ont ravi – et rappellent de façon vibrante combien un répertoire où le texte est premier (et l'ambitus réduit) repose fortement, pour s'épanouir, sur le génie propre de ses interprètes.

Je ne sais pas avec qui Apolline Raï-Westphal a travaillé dans les six mois où je ne l'ai pas entendue, mais sa Melpomène était un miracle, qui m'a confirmé que, non, je ne délire pas, il est réellement possible de phraser plus précisément ce répertoire qu'on ne le fait aujourd'hui. Grâce à une émission qu'elle concentre (antériorité, nasalité, poitriné) dans une zone qui est pourtant théoriquement le point faible de sa tessiture, elle offre une variété d'accents, de couleurs, de poids sur les syllabes expressives, qui subliment absolument le récit de Melpomène dans le Prologue, jamais entendu porté avec le verbe aussi haut. Après la demi-minute de sa tirade, je savais que ma soirée était faite. Et c'est vraiment ce qui donne du sens à son répertoire, chaque mot porte avec sa nuance, aussi net qu'un poignard, aussi surprenant qu'une blessure. La plus jeune du plateau a donné des leçons de style à tout le monde.

J'ai bien sûr adoré Gwendoline Blondeel, plutôt dans les rôles qui flattent mieux son médium (les ariettes plutôt que les récitatifs graves de la suivante Doris), ici c'est la nature même de l'émission qui ravit, totalement franche, limpide, elle se projette sans effort malgré la tessiture très basse, et toujours avec un naturel musical et verbal merveilleux. (Souvenir tétanisé de son Ombre de Clorinde dans la Jérusalem Délivrée de Philippe d'Orléans.)

Troisième titulaire de rôles secondaires qui mériterait tous les feux, Kieran White (le Sommeil, notamment), ténor parfaitement équilibré, à la couleur chaleureuse, au timbre épanoui, que j'aimerais assez entendre dans un premier rôle de haute-contre. Le volume n'est pas grand, mais avec un orchestre d'effectif raisonnable, je serais curieux de voir ses capacités expressives sur une plus grande distance.

Parmi la distribution des grands rôles, beaucoup d'admiration pour Philippe Estèphe : faute de basses qui acceptent de chanter ce répertoire, ce baryton franc, clair et brillant parvient, grâce à une émission antérieure et très saine, à faire sonner la tessiture grave très audiblement, avec des attaques précises et une diction parfaite. Ce garçon fait un tour de force en parvenant à chanter aussi bien dans une tessiture qui n'est même pas la sienne. (J'espère simplement que la répétition de rôles hors tessiture ne finira pas par dérégler l'instrument ou le fatiguer gravement, mais au moins j'ai ainsi le plaisir de l'entendre dans les premiers rôles qu'il mérite !)

Enfin, très impressionné également par Judith Van Wanroij qui conserve sa voix absolument intacte depuis Pirame & Thisbé de Francœur & Rebel… en 2007 ! Je retrouve d'ailleurs ce soir les couleurs fruitées et les nasales ardentes qui m'avaient tant séduit dans sa Thisbé. Choix surprenants dans son approche de Cybèle, très calme, réellement sensible mais aussi un peu hors du monde, connaissant sa valeur… rien d'une mégère, sa colère se manifeste par un calme dépit et une vengeance implacable. Portrait très original et réussi.

Je pourrais aussi tresser des couronnes aux Talens Lyriques, et surtout au Chœur de Chambre de Namur, d'une précision d'intonation folle ; voix intermédiaires toujours audibles, et un pupitre de sopranos qui ajoute des agréments (notes de goût) sur les attaques avec une précision à peine croyable (pas un pouce de décalage sur ces notes hors mesure) et surtout un goût stylistique particulièrement étudié. Merveille.

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L'amour d'Atys

Je ne suis pas d'accord avec tous les choix – et en particulier pas vraiment d'accord avec l'affirmation de Christophe Rousset qui visait quelque chose de « différent » ; certes, les tempi changent, mais je ne trouve pas la proposition aussi singulière que Christie 1987 (sur le vif, pas le disque capté avant les représentations qui est tout figé et très ennuyeux), Reyne 2009 (petit effectif, peu de continuo, ambiance funèbre sur la pointe des pieds, épure complète) ou Christie 2011 (avec des couleurs plus bigarrées, à l'italienne). Le disque (très bon) ne m'est pas indispensable, mais en représentation, c'était un rare bonheur.

Quant à l'œuvre ? Après, toutes ces années, je reste toujours fasciné par les mêmes points forts : l'acte I fulgurant de bout en bout (musicalement et dramatiquement), un des sommets de l'histoire mondiale de l'opéra ; la jubilation musicale ininterrompue du Prologue ; la dispute insolite des jeunes premiers au début du IV ; et bien sûr la noire apothéose du V. (C'est sans doute le chœur hors scène du meurtre de Sangaride qui m'a le plus saisi ce soir.)

dimanche 14 janvier 2024

Desmarest & Campra – Iphigénie en Tauride, ou Électre superstar


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Une œuvre qui faillit ne jamais être achevée… et ne jamais être redonnée.

Joseph-François Duché de Vancy et Henry Desmarest commencent à écrire une Iphigénie en Tauride en 1695, dans cette période particulière où LULLY est mort, où le roi ne s'intéresse plus guère à la musique depuis longtemps, et où le public boude la plupart des nouvelles tragédies en musique – tandis qu'il s'enthousiasme pour la nouveauté du ballet à entrées (chaque acte constitue une micro-intrigue avec une couleur locale forte, sur le modèle de L'Europe galante de La Motte & Campra). C'est pourtant le moment où les livrets sont les plus ambitieux, osant des fins réellement tragiques, et où la musique ose puiser à davantage d'italianité : contrepoint, harmonies, solos virtuoses s'accumulent. Les opéras de Desmarest restent assez nettement dans la filiation LULLYste, mais ceux de Charpentier, Jacquet de La Guerre, Marais, Campra, Destouches osent quantité de gestes nouveaux, avec une théâtralité souvent beaucoup plus hardie.




1. Le livret

Ici, le sujet proposé par l'Académie Royale de Musique est inspiré par le projet d'un Oreste & Pylade commandé à François-Joseph de Lagrange-Chancel pour la Comédie-Française. Cependant la pièce n'est livrée qu'en 1697, et les librettistes ne pouvaient donc avoir une connaissance précise. Les choix dramaturgiques en sont aussi différents que possible : dans la tragédie de Lagrange-Chancel, Thoas s'est épris d'Iphigénie et délaisse la princesse scythe Thomiris à laquelle il a promis le mariage – l'intrigue se dénoue par la mort de Thoas dans la bataille qu'il livre aux Grecs venus dérober l'image de Diane.

Dans la tragédie en musique écrite par Duché de Vancy (l'auteur du livret de Céphale & Procris de Jacquet de La Guerre) et achevée par Danchet (l'auteur du livret de plusieurs grands Campra, comme Tancrède ou Idoménée), le centre de gravité est totalement différent. Certes, Thoas s'y trouve aussi au centre, mais cette fois-ci, il soupire pour Électre, qui a fait le déplacement avec Oreste et Pylade (auquel elle est fiancée) pour les protéger. La princesse argienne feint ainsi d'accepter la main du tyran barbare pour garantir la vie de son frère et de son amant – tout en projetant de se donner la mort ensuite. Évidemment, elle est d'abord maudite par Oreste pour s'être ainsi donnée, avant que de révéler son geste généreux. Les deux duos de non-reconnaissance, puis de reconnaissance entre Iphigénie et Oreste sont très touchants, mais Électre se trouve réellement au pivot de l'intrigue, comme le personnage le plus entreprenant et le plus courageux, celui qui peut réellement opérer des choix, tandis que Thoas se trouve balloté par ses affects (et l'opposition des dieux, avec une grande tempête qui interrompt la fête d'hyménée) et que les Grecs se trouvent tout simplement… prisonniers.

Ce motif est à ma connaissance une invention de Duché de Vancy, je ne l'ai vu nulle part (et en tout cas pas chez Lagrange-Chancel) ; passé la surprise première, je le trouve très astucieux, on réutilise un personnage connu (on précise même qu'elle est née après le ravissement d'Iphigénie) tout en conservant son tempérament volontaire, et en lui fournissant une intrigue amoureuse secondaire – comme on en ferait pour Alcide ou Achille. Il est assez inhabituel de rencontrer des héroïnes aussi entreprenantes (ou alors ce sont des sorcières comme Armide, Circé, Médée ou Alcine), et celle-ci cadre assez bien avec son profil mythologique. Je suis d'autant plus amusé qu'on peut retrouver Électre à nouveau loin d'Argos dans une autre situation – Danchet, dans Idoménée, la place comme la promise délaissée d'Idamante (le fil du roi de Crète), avec plusieurs scènes de dépit et de colère (dans le goût de l'Herminie de l'Andromaque de Racine).

Le livret se termine de façon joyeuse pour pouvoir ménager la chaconne finale, de façon pas très ambitieuse : après la scène de reconnaissance, les Grecs sont trahis au moment d'enlever la statue de Diane et la bataille menace de faire périr tout le monde… à ce moment, les librettistes font le choix du gros deus ex machina bien gras et pataud, avec l'apparition de Diane qui, exactement comme chez Guillard plus tard (pour Gluck), fait la leçon aux Scythes de ne même pas bien parler grec, et confie son image aux Grecs venus la voler.

Au demeurant, je trouve le livret très bien bâti, avec des actes bien identifiés et utiles, ce qui n'est vraiment pas systématique dans la tragédie en musique – où il est fréquent que des moitités d'action se sépare entre des actes, et où les divertissements paraissent souvent artificieux.
I : Iphigénie et Thoas se plaignent (séparément) de leur situation.
[Divertissement : prières et danses scythes.]
II : Tourments d'Oreste.
[Apaisement par Diane.]
III : Négociation d'Électre, rompue par l'oracle de l'Océan.
[Danses de mariage et tempête.]
IV : Préparation de la fuite par Iphigénie, sans reconnaissance.
[Rituel de purification.]
V : Reconnaissance et dénouement.
[Chaconne de réjouissance.]



2. La catastrophe dans le monde réel

Seulement, voilà, Desmarest se remarie avec une jeune femme de dix-neuf ans, certes consentante, mais sans l'aveu du père, médecin à la Cour. Condamné par contumace en 1700, il est pendu en effigie en place de grève pour « séduction et rapt ». Louis XIV, très mécontent de son inconséquence, ne fit lui fit jamais grâce, et Desmarest ne put revenir en France que sous la Régence, sans pouvoir cependant obtenir aucune charge à la Cour. Il est vrai que son style très LULLYste (en un peu plus coloré) devait paraître tout à fait hors de saison en 1720, époque à laquelle les galants ballets à entrée triomphaient, et où le style italianisant beaucoup plus complexe et extraverti était en vogue avec les cantates de Morin, la musique sacrée de Blamont, et même le début de la carrière de Francœur & F. Rebel !
[Il nous a cependant laissé quantité de belles choses – sacrées en particulier – issues de son séjour à la Cour de Lorraine.]

Et notre Iphigénie en Tauride n'était pas achevée. Francine, le directeur de l'Académie Royale de Musique (alors en grave difficulté financière, car il s'agissait d'une entreprise privée) charge Campra d'achever ce qui doit l'être, quantité de choses au sein de chaque actes, et le Prologue en entier. Succès limité à la création de 1704, mais grand succès à la reprise de 1711.

La partition publiée par Ballard en 1711 indique explicitement ce qui appartient à chaque compositeur. Globalement, Desmarest a composé les premiers actes (avec quelques trous, comme les visions d'Iphigénie à l'acte I) et n'a pas achevé la fin. Le Prologue, la fin de l'opéra, les deux duos entre frère et sœur sont de la main de Campra. Mais je suis frappé du respect par celui-ci du style général de l'œuvre : non seulement on n'entend pas nettement de ruptures, mais jusque dans les parties totalement laissées à sa fantaisie comme le Prologue, Campra adopte la manière de Desmarest – davantage de place à l'écriture en accords et à la couleur, moins de contrepoint et de virtuosité que chez Campra qui, quoique né à deux mois d'écart, est en général beauccoup plus marqué par l'influence ultramontaine : harmonies sophistiquées, solos instrumentaux, volutes vocales, travail sur le contempoint.

On a donc bel et bien l'impression d'entendre un opéra de Desmarest de bout en bout – vraiment, j'aurais juré que le Prologue appartenait à Desmarest avant que de lire les érudites précisions apportées par Benoît Dratwicki dans le programme de salle.

[Mais vu que personne ne peut le vérifier, je vais plutôt me vanter du contraire : faites-moi penser à corriger ce paragraphe et à écrire plutôt « malgré la tentative d'imitation très réussie de Desmarest, Campra n'a pu tromper un spécialiste génial et profond tel que moi, et j'ai immédiatement relevé les quelques enchaînements caractéristiques qu'il n'a pas eu la finesse de gommer ». Je compte sur vous pour me le rappeler avant la publication, il en va de ma réputation.]

Seconde catastrophe : le Concert Spirituel devait déjà remonter l'œuvre en 2007 au Festival de Montpellier, dans la foulée du succès éclatant de Callirhoé (recréée à Beaune en 2005 et donnée à Montpellier l'année suivante dans une version mise en scène). Mais, pour une raison qui n'a jamais été communiquée, le projet a été annulé et France Musique a diffusé le… Don Giovanni donné à la place. Certes, les couleurs et l'urgence, du Concertspi, la tension de Cyril Auvity en Ottavio constituaient un rare bonheur, mais pour ce qui est de la découverte du répertoire, le compte n'y était pas. J'ai attendu un an, puis deux, puis trois… et me suis finalement résigné à ne peut-être la réentendre de ma vie. Ou alors un jour où je n'y croirais plus. Et ce fut finalement le cas, inespéré, par le même ensemble ! (mais pas du tout les mêmes artistes, évidemment)



3. Des surprises musicales

De même que le livret, la partition est une réussite : quelques très belles pièces comme les deux duos fraternels entre Iphigénie et Oreste, beau livret et mise en musique assez lyrique et généreuse, mais aussi et surtout beaucoup de gestes réellement originaux que je n'avais pas entendus ou lus ailleurs, en tout cas pas dans cette génération-là !

Les fureurs d'Oreste sont écrites avec une grande variété d'intonations, ce n'est pas simplement une scène homogène comme un air, toute la musique s'adapte à l'évolution du texte de façon très plastique, le résultat en est très impressionnant.

¶ Étonnant concertato familial à 4 (Électre, Iphigénie, Pylade, Oreste qui chantent chacun une partie différente) lors du dénouement du cinquième acte… ce type de situation est caractéristique du grand opéra à la française au XIXe siècle (et auparavant des scènes de stupeur dans le belcanto romantique italien, du type opéras bouffes de Rossini ou grands ensembles comme dans Lucia di Lammermoor de Donizetti), mais il est très rare que les personnages chantent simultanément à plus de deux dans la tragédie en musique pré-ramiste !  (Et même chez Rameau, ce n'est pas systématique du tout, je pense spontanément surtout au quatuor « Tendre amour » des Indes Galantes et au Trio infernal avec chœur de Castor & Pollux.)  Rien de révolutionnaire musicalement, mais ils chantent tous ensemble une réjouissance comme à la fin d'un opéra de Haendel, et c'est surprenant.

¶ Malgré ses superbes récitatifs ambitieux, je crois que le sommet de la partition réside dans les danses !  Pas nécessairement sa chaconne finale qui ménage de belles ruptures, plutôt le paradoxal ballet champêtre suscité par Diane pour apaiser les fureurs d'Oreste à l'acte II, d'un ton très direct et campagnard, qui évoque davantage les ballets aux aspects plus « populaires » réalisés dans plus loin dans le XVIIIe siècle par Boismortier (Ballets de village, 1734), Grétry ou Gossec (Le Triomphe de la République, 1793).
Et surtout, les danses scythes de l'acte I, qui réussissent à conserver la grammaire du ballet de tragédie en musique tout en trouvant réellement des accents sauvages de barbares mal dégrossis. Tout à fait inattendu et particulièrement jubilatoire !

Très belle découverte, qui valait assurément ma patience et ma constance !

Cependant, je n'ai pas passé une très bonne soirée. « Pourquoi donc Monsieur Sursol », me demandez-vous ébaubis après que vous passâtes dix minutes à lire mes investigations passionnées et mes éloges ininterrompus ?

Cela me donnera l'occasion d'explorer quelques autres aspects, du côté des conditions pratiques de représentation.


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4. Une technique vocale d'un autre âge

La question est à entrées multiples, et il n'est pas évident d'y répondre de façon ordonnée. J'ai souvent évoqué mon problème ici avec les voix à la mode dans la tragédie en musique, mal calibrées par ce type d'œuvre, car constituées dès l'origine pour chanter de l'opéra XIXe avec des tessitures tendues vers l'aigu, une couverture vocale indispensable, une diction secondaire et une émission souvent plutôt en bouche que dans les fosses nasales (qui permettent de mieux projeter et de résonner avec plus de clarté).

C'est un problème récurrent (et assez préoccupant pour moi), mais force est d'admettre que, si la distribution ne me tentait pas beaucoup de prime abord, tous tirent le meilleur de leur instrument – Véronique Gens (Iphigénie) conserve une véritable clarté, son verbe haut, et plus d'assurance et de projection que dans de précédentes soirées ; Reinoud Van Mechelen (Pylade) a vraiment fini par se couler avec justesse dans la tragédie lyrique des origines (le style et la voix ont vraiment beaucoup progressé, davantage de mordant et de transparence) ; Thomas Dolié (Oreste) couvre toujours beaucoup trop, mais la générosité et l'abandon qu'il met dans ses mots emportent tout…
Pour Olivia Doray (Électre), c'était peu intéressant du second balcon mais très bien réalisé depuis le parterre ; quant à David Witczak (Thoas), toujours une voix étonnante : elle sonne faiblement au parterre mais on entend exactement le même volume tout au fond de la salle !  (l'émission manque quand même de liberté et les couleurs de variété pour camper ce type de méchant charismatique, à mon sens)

Donc ce soir-là, pas le grand frisson de mes voix chouchoutes, mais clairement une exécution engagée de la part des chanteurs, qui permettaient de compenser assez largement mes préventions esthétiques / le cahier des charges non totalement rempli / mon goût personnel.

Ce sont quatre autres problèmes qui ont vraiment pesé sur mon ressenti.



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La disposition avec hautbois et bassons devant, les violons au second plan et le « petit chœur » de la basse continue au centre de l'arc de cercle,
perçue depuis la distance d'un théâtre à l'italienne du début du XXe siècle.




5. Une salle du XXe siècle

Le premier problème tient clairement dans la salle. Depuis le second balcon, on entendait mal les chanteurs, minuscules, écrasés par le grand orchestre. On entendait mal les cordes aussi (disposition inspirée des connaissances musicologiques, avec les vents de chaque côté du chef et les cordes en arc de cercle plus au fond), sans doute parce que reculée derrière le mur de vents et moins à l'avant-scène, le son devait rester bloqué dans la cage de scène.

Au parterre, cette question-là se réglait d'elle-même, sans bien sûr supprimer la question de la projection très faible des chanteurs. On entendait les violons plus étouffés que d'ordinaire, les chanteurs plus ténus, mais on entendait tout, raisonnablement.

La difficulté demeure au demeurant similaire dans l'Opéra Royal de Versailles, qui date de 1770 et qui est adéquat pour des accompagnements à l'orchestre complet et non – comme c'est le cas avant la réforme gluckiste des années 1770 – pour de vastes parties de l'opéra accompagnées au continuo seul, même avec un effectif renforcé comme ce soir-là.

Je n'ai pas vraiment de solution pour cela, à part de jouer les œuvres à perte dans de petits espaces rectangulaires dans des versions pour orchestre réduit. Dans la Salle des Croisades ou dans le Salon d'Hercule, c'est tout à fait bien ; dans la Galerie des Batailles, c'est difficile – et aucun de ces espaces n'était prévu pour les exécutions d'opéras. Je n'ai évidemment pas pu tester la salle de bal de Saint-Germain-en-Laye (où fut créé notamment Atys), désormais encombrée par les vitrines du Musée National d'Archéologie.



6. Attention, peinture fraîche

Plus conjoncturellement, le concert a clairement manqué de répétitions – il est un fait que depuis des années, les plannings sont toujours plus resserrés, avec la double injonction (contradictoire) de remettre au théâtre des œuvres inédites et de le faire avec moins de services (séances de répétition) qu'auparavant. Avec, souvent, un disque à la clef ! 

C'est ce qui permet à Château de Versailles Spectacles de sortir autant de nouveautés extraordinaires, mais cela explique aussi qu'occasionnellement, les délais soient un peu courts. Je ne crois pas qu'il y ait de facteur Desmarest, mais pour la remise au théâtre de Circé, ça avait été assez spectaculairement le cas.

Et en effet, pendant le Prologue et l'acte I, l'orchestre paraissait sans cesse décalé – impression confirmée chez d'autres compères habitués du répertoire et placés ailleurs –, au sein de ses propres pupitres et surtout pour suivre les chanteurs, qui n'osaient pas prendre beaucoup de libertés et qui étaient déjà un peu perdus… on sentait que les deux parties avaient peu eu l'occasion de se coordonner.
(Il ne faut pas leur jeter la pierre, encore une fois, sur un opéra de 2h40, s'il n'y a pas assez de services, on ne peut pas tout mettre au point. C'est très différent lorsqu'un ensemble réalise une tournée et peut répéter la même œuvre sur des mois – mais j'ai l'impression que ce modèle a à peu près disparu pour la tragédie en musique, et que tout se passe désormais à Paris et Versailles, même les festivals reçoivent moins de représentations qu'auparavant, et même les ensembles spécialistes locaux en font moins. Je n'ai pas vérifié côté chiffres si mon impression est fondée.)

Le résultat était en tout cas une sorte de mollesse généralisée, tout joué de la même façon (Niquet a l'habitude de tempi homogènes, mais d'ordinaire au service de l'urgence trépidante… pas ce soir), du flottement, on se regarde… on a même eu un gros moment de solitude des flûtes qui ne savent pas trop où prendre et s'arrêter.

Globalement, cela s'améliore au fil de la représentation, mais c'est forcément, côté public, un manque – pas pour les décalages en eux-mêmes, mais pour le manque d'investissement émotionnel qui en résulte, le manque de concentration sur les événements de l'action, les chanteurs plus prudents, etc.



7. Orchestre brucknérien historiquement informé

On en arrive aux deux sujets qui ont motivé cette notule, et qui sont à mon sens les plus intéressants, car potentiellement deux angles morts dans notre appréciation de cette musique. [Bien sûr, j'ai l'habitude de dire un mot des tragédies en musique inédites que je vais voir, et j'aurais sans doute un peu parlé de cette singulière place d'Électre et de ces sauvages Scythes louisquatorziens !]

Les dernières recherches musicologiques conduisent à une compréhension différente de ce qu'était l'orchestre de tragédie en musique, quasiment à rebours exact de la façon dont on l'a pratiqué aux début du renouveau baroque français dans les années 80 et 90 : en réalité, il faut un grand orchestre (on le savait, mais ça coûte cher), et un continuo (instruments de basse qui accompagnent les chanteurs) très fourni (pas une seule viole de gambe, mais comme ici deux violes de gambes et deux basses de violon, en plus des deux théorbes et du clavecin), qui ne joue pas pendant les tutti. Alors que nous étions habitués à de petits ensembles et à une basse continue qui, comme son nom l'indique, ne s'interrompait jamais.

La basse continue qui se tait lorsque les violons jouent, pourquoi pas, avec un grand orchestre de cordes avec doublures de quatre hautbois et quatre bassons, il y a suffisamment de son et de couleurs pour ne pas le requérir. En revanche, la basse continue à plusieurs, fatalement… elle est moins précise, moins mobile, moins expressive… on peut moins expérimenter d'effets, de coups d'archets qui fassent écho à la situation. Et même si on le fait, le geste est gommé – c'est le processus physique qui fait qu'un chœur de chanteurs moyens peut sonner très harmonieusement… mais il fonctionne aussi à rebours, cela lisse les intentions.
Par ailleurs, avec des chanteurs dotés d'une projection aussi ténue, cela tend à les mettre encore plus en difficulté.

J'ai bien conscience que c'est l'état de la science, et il faut bien sûr au moins l'essayer – on a désormais adopté dans les orchestres les violons de la famille française (dessus de violon plus petit, haute-contre, taille et quinte plus grands), qui paraissaient moins convaincants à l'origine parce que les musiciens les découvraient. De la même façon que l'approche sur instruments anciens a d'abord déstabilisé la plupart des mélomanes, les a privés d'aspects auxquels ils étaient attachés (le vibrato, les tempéraments inégaux par exemple) pour leur faire découvrir un autre visage des œuvres qu'ils aimaient, plus cohérent avec la façon dont elles étaient écrites… (Monteverdi ou LULLY avec orchestre de cordes, vibrato, tempo lent et tempérament égal, ça paraît vraiment très archaïque, lisse et ennuyeux.)

Pour autant, une grande tristesse m'a envahi pendant ce concert : j'en arrive au point où tout ce que j'ai passionnément aimé dans ce répertoire me glisse entre les doigts.
→ Le théâtre ?  Ce soir tout le monde était en déchiffrage avancé, même les chanteurs faisaient des fautes de texte ou de liaison.
→ La clarté des mots ?  Désormais la mode est aux voix rondes (et pâteuses), mal projetées, trop couvertes, poussant des sons peu gracieux depuis l'arrière de la bouche. On comprend très bien, en se concentrant, parce que l'orchestre reste petit et sur instruments naturel, mais il n'y a pas l'émotion directe du texte déposé avec une intention précise, une allusion, etc.
→ La précision de l'attaque ?  Maintenant qu'ils sont nombreux même au continuo, un halo enveloppe tout.

Considérant qu'en plus le langage de ces œuvres est très homogène, aussi bien dans la poésie que dans la musique, j'ai la triste impression d'en arriver au point où je peux surtout être déçu. (J'en suis au point de me demander si je ne devrais pas arrêter d'en écouter et uniquement en pratiquer pour pouvoir réaliser mes fantasmes au lieu de déplorer qu'ils ne soient pas / plus réalisés.)

Je suis un peu gêné de me retrouver dans la situation du (presque) vieux (quasiment) blasé qui voudrait que tout reste comme dans sa jeunesse, mais en réalité je crains qu'il ne gise là une véritable raison que je ne pourrai pas secouer si facilement. Autant pour les instruments d'époque (bien que né assez tard pendant le mouvement de renaissance musicologique), j'ai progressivement accepté de faire mon deuil des Mozart ronds et de trouver autre chose (dont je ne saurais désormais me passer) dans les nouvelles propositions des ensembles spécialistes, autant j'ai toujours été attiré par le caractère directe du un par partie. Je sais qu'il est en réalité peu fréquent dans l'histoire de la musique (pour Bach, où il a été largement expérimenté, il n'est en réalité pas très bien fondé, ou en tout cas anecdotique numériquement dans les exécutions de son temps, si j'ai bien compris la littérature sur le sujet), mais concrètement, ce qui me touche, c'est d'entendre une voix singulière d'instrument ou d'humain placer une inflexion précise… Pour les voix, vraiment, même dans les chœurs, le un par partie ou à tout le moins les petits effectifs changent tellement la donne en terme de précision expressive, et donc d'émotions transmises ! 

C'est une provocation que je fais souvent, mais c'est davantage une opinion impopulaire qu'une provocation : je voudrais entendre la Symphonie des Mille pour dix musiciens, voire le Crépuscule des Dieux par des chanteurs baroques accompagnés par un consort de théorbes… Pour moi, le plaisir est infiniment plus intense avec des émissions claires et antérieures, des effectifs réduits.

Or, je vois bien que ce répertoire, que j'ai tant aimé, glisse inexorablement vers tout autre chose, avec des chanteurs qui, même spécialistes, ont une technique calibrée sur les exigences du répertoire du XIXe siècle, et des effectifs instrumentaux qui tendent à s'étoffer. Je n'ai plus qu'à espérer un effondrement économique (partiel, il faut viser juste) pour retrouver des exécutions par des voix minuscules qui ne trouvent pas d'engagements ailleurs et accompagnées par dix musiciens faute d'argent.



8. Tout ça est trop grave

Dernier élément, assez considérable car il remet en cause toute la pratique historique informée. Je ne sais quelle technique était utilisée par les chanteurs d'époque – c'est très difficile, voire impossible à établir, les qualificatifs sont trop vagues (on ne connaît la physiologie de la voix que depuis la première moitié du XIXe siècle, et là encore, il n'est pas possible de recréer précisément les techniques décrites), la voix est trop liée à l'évolution de la langue, à la vie même… Cependant ils n'avaient aucune raison de couvrir les sons (modifier les voyelles pour se protéger dans l'aigu) – au contraire, les contemporains ont décrit des voix plus proches du cri – vu les tessitures très basses.

Et de fait, on peine en voyant ces sopranos chanter des rôles qui culminent au fa4 (sol sur la partition, mais au diapason à 392 Hz, c'est un ton plus bas que notre diapason actuel), ces barytons qu'on distribue dans des rôles où il faut réaliser des fa 1 (qui seraient un mi bémol à 392 Hz !).

J'ai déjà posé la question des techniques utilisées : on peut imaginer des voix émises plus en avant (ça c'est à peu près cetain), avec un larynx plus haut… Mais même dans ce cadre, à part les aigles comme Marc Mauillon, peu parviennent à faire sonner le bas de leur tessiture assez bien pour qu'on puisse imaginer un chanteur réalisant toute sa carrière dans ces notes-là.
La question se pose moins pour les ténors, les rôles de haute-contre sont plus confortables et même assez aigus, requérant du mécanisme léger dans la musique sacrée. Mais pour les sopranos, les mezzos, ténors graves (voix de taille), les barytons et les basses, clairement le répertoire les sollicite dans leurs mauvaises notes.

Je m'interroge donc sur la pertinence, les voix actuelles étant ce qu'elles sont, de respecter absolument les hauteurs et diapasons. Bien sûr, on est contraint par les instruments naturels dont l'ambitus et les bonnes tonalités sont limités, mais ce serait au fond un moindre mal de ne pas respecter les hauteurs, si cela évite de se retrouver avec des chanteurs étouffés et contraints, qui ne reflètent pas du tout le but de cette musique. Question d'équilibre et de priorités.

J'ai bien conscience de blasphémer, mais pour que le résultat soit probant, je pense qu'il faut vraiment choisir entre une émission adéquate – pourquoi ne confie-t-on pas de premiers rôles à Dagmar Šašková, Blandine Staskiewicz, Gwendoline Blondeel, qui connaissent ce répertoire par cœur et dont la voix se fond idéalement dans ses contraintes de tessiture ? – et un changement de diapason ou une transposition, en l'état ce n'est pas probant.



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Une fois plus près, ça allait mieux…



9. Tous mes sens égarés ne m'abusent-ils pas

Étonnante expérience, donc, que de découvrir une œuvre tant attendue, de l'admirer intensément, et de se sentir si mélancolique, triste peut-être. J'ai l'impression de faire le deuil d'un répertoire qui s'est changé sous mes yeux sans que je puisse rien y faire – malgré tous mes cris d'alerte.

Et si je compare autour de moi, je vois moins de fans des chanteurs que lorsqu'on était confronté aux générations précédentes (où il y avait les fans de Mellon, de d'Oustrac, d'Auvity…), avec beaucoup de commentaires similaires sur les problèmes de projection – vraiment, dans le même TCE à placement égal, l'impression générale que le volume sonore a beaucoup diminué.

Bien sûr, tout ne va pas à vau-l'eau – j'ai été ébloui par l'Acis & Galatée des Talens Lyriques, par exemple. Beaucoup d'autres étapes à venir cette saison : l'Alceste de LULLY par Les Épopées, l'Atys des Talens Lyriques (dans une distribution assez différente du disque qui vient de sortir), l'Atys des Ambassadeurs (avec une application rigoureuse des dernières découvertes musicologiques qui risque de me déplaire à nouveau, mais qui sera passionnante et à coup sûr très différente de toutes nos habitudes)… nous verrons tout cela sur le temps long.

Et je me réjouis, bien évidemment, qu'on n'ait pas totalement abandonné la remise au théâtre de tragédies en musique de l'école post-LULLYste où se trouvent les meilleures œuvres de ce répertoire !

dimanche 7 janvier 2024

[nouveauté] Henryk Melcer-Szczawiński – l'Arenski polonais


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Lourdement handicapé auprès de la postérité par un patronyme composé peu exportable, Melcer-Szczawiński (1869-1928) est quelquefois (et notamment pour ce disque) nommé plus simplement Melcer (à prononcer « Mèltsèr »). Pourtant, il dispose d'atouts proprement musicaux exceptionnels.



Formé aux mathématiques et à la musique à Varsovie puis à Vienne, il devient concertiste, comme pianiste accompagnateur et soliste, tout en remportant pour ses compositions le premier prix lors de la deuxième édition du Concours Anton Rubinstein (1895).

Je suis avant tout frappé par la générosité de ses inventions mélodiques. Ce Trio, que je n'entendais pas pour la première fois, développe quelque chose dans le goût la phrase slave infinie, comme une chanson d'opéra inspirée du folklore, mais dont la mélodie s'étendrait sur un mouvement entier. L'évidence, l'élan, mais aussi la cohérence thématique sont immédiatement persuasifs, et le rendent accessible à tous les amateurs de romantisme tardif, même sans connaissance des normes en matière de structure – sans lesquelles il est plus difficile d'apprécier d'autres figures comme Brahms, mettons. J'ai vraiment pensé très fortement au Premier Trio et au Second Quatuor d'Anton Arenski.

Je ne dois la trouvaille de ce disque du Trio Apeiron qu'à mon exploration systématique du catalogue de certains éditeurs, comme CPO ou, en l'occurrence, DUX, parmi les labels les plus stimulants en termes de découverte de répertoire (de qualité). Nouveauté relative, puisqu'elle date déjà de janvier 2023, mais ne me blâmez pas si l'on ne met pas en tête de gondole les merveilles les plus essentielles – d'autant qu'à part la version chez Arte Préalable en 2020, je n'ai pas vu, à ce jour, d'autre disque intégral pour ce trio, que j'ai simplement connu par son Andante dans la collection « Moniuszko Competition » chez le même éditeur DUX.

Le reste du disque n'est pas beaucoup moins intéressant, incluant une Rhapsodie en trio de Ludomir Różycki (autre figure polonaise capitale, davantage tournée vers la modernité, quelque part entre Melcer et Szymanowski), une très lyrique Romance en duo (violon-violoncelle) d'Antoni Stolpe, et 6 Bagatelles de Mikołaj Górecki (le fils de Henryk) pleines de simplicité.
Un petit tour d'horizon d'œuvres polonaises remarquables, qui élargissent le répertoire du trio, dans une exécution à la fois maîtrisée et intense. Donnez-nous davantage de disques de ce genre en 2024, s'il vous plaît.

mercredi 27 décembre 2023

Nom de pays : le nom – Douy-la-Ramée


Douy-la-Ramée à Étrépilly via le château de Fontaine les Nonnes (77, Ourcq Ouest). Pour une meilleure mise en page (avec des images qui ne soient pas surdimmensionnées…), voir sur le site spécialisé.

Suite de la notule.

mardi 19 décembre 2023

Sartorio : Orfeo nympho (Venise 1672)


orfeo sartorio erinda aureli edition

À nouveau une notule sur les sous-entendus gaulois à l'opéra… Le décalage avec la norme très policée de l'expression dans les livrets lyriques, surtout dans les périodes les plus anciennes, rend la chose particulièrement intéressante et révélatrice – concernant notre perception peut-être biaisée des mentalités et des normes dans les temps passés.

J'en dis un mot en fin de notule, à l'occasion de cette recension.



Comme tout le monde, j'ai adoré l'Orfeo d'Antonio Sartorio donné à l'Athénée : pour un opéra de 1672, la fluidité des scènes (nombreuses comme il sied, mais aussi très brèves et peu bavardes), la veine mélodique toujours inspirée ne sont pas des qualités qui vont d'elles-mêmes.

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(Représentation d'une autre production, aux bougies, par le Collegium Musicum Riga.)

Pour autant, au delà de la partition, je vois quelques raisons à ce franc succès.

1) Gloire à l'arrangeur ! 

L'orchestration n'est pas indiquée sur les partitions de cette époque, même si l'on sait les instruments qui étaient à disposition en général, voire le soir des représentations. Mais pas nécessairement qui jouait quoi.

Cet orchestre qui déborde de cordes pincées et grattées (harpe, théorbe, 2 guitares baroques, 2 clavecins), de cordes frottées de basse continue (basse de violon, 2 violes de gambe, lirone), qui fait la part belle aux cornets à bouquin dans les ritournelles, a sans doute été la partie la plus déterminante pour rendre cette œuvre. Les individualités y sont en outre exceptionnelles – les réalisations aux clavecins par Brice Sailly et Yoko Nakamura, tellement riches… on trouve même Marco Horvat, chef d'ensembles multiples, dans la fosse !

Ce n'est pas évident à la lecture du programme : est-ce Yannis François, qui a établi la partition moderne, qui a fait tous ces choix ?  Ou le chef Philippe Jaroussky, comme c'est quelquefois le cas dans ce type de projet ?  En tout cas le résultat est formidable et change réellement la donne entre une reconstitution intéressante et une soirée de folie.


2) La qualité des jeunes chanteurs sélectionnés et préparés par l'ARCAL n'y est pas pour rien non plus, au premier rang desquels Alexandre Baldo, voix de basse incroyablement franche, mordante et clairement dite, sans rien perdre en profondeur ; à suivre.
Leur italien, sans être parfait, est assez expressif et plutôt bien pesé… et pour cause,un répétiteur d'italien était présent. Et ça change vraiment, là aussi, la qualité du résultat.

Orfeo (fils de Calliope et Apollon) : Lorrie Garcia, soprano
Eurydice (Nymphe de Thrace, femme d’Orphée) : Michèle Bréant, soprano [déjà entendue avec beaucoup d'intérêt pour le concours Nadia & Lili Boulanger]
Aristée (frère d’Orphée fils d'Apollon et de la nymphe Coronis, élevé par Bacchus) : Eléonore Gagey, mezzo-soprano [très bonne voix bien sonore dont le timbre ressemble à s'y méprendre à la jeune Vivica Genaux]
Autonoé (fille de Cadmus, fiancée d’Aristée) : Anara Khassenova, soprano
Erinda (vieille nourrice d’Aristée) : Clément Debieuvre, ténor
Hercule (disciple de Chiron) : Abel Zamora, ténor
Chiron (Centaure savant) : Matthieu Heim, baryton-basse
Achille (disciple de Chiron) : Fernando Escalona, contre-ténor
Esculape (frère d’Orphée et Aristée, endoctriné par la médecine de Chiron) : Alexandre Baldo, baryton-basse
Orillo (jeune berger de Thrace) : Guillaume Ribler, ténor
Pluton / Bacchus (dieux) : Viktor Shapovalov, basse


3) Le livret d'Aurelio Aureli, très original.

On s'attend à l'histoire d'Orphée, mais en réalité le serpent comme la descente aux Enfers sont assez vites expédiés (une demi-heure sur trois heures de musique) : l'essentiel du livret se concentre sur les amours malheureuses d'Aristée rejeté par Eurydice et, beaucoup plus insolite, sur la jalousie d'Orphée.

Celui-ci surprend plusieurs fois Eurydice avec Aristée (son frère dans cette version) en entretien amoureux – la fiancée essaie de taire les avances déloyales de son beau-frère, mais cela ne fait qu'augmenter le soupçon. Et Orphée n'a rien ici du poète tendre qui passe sa vie à chanter son amour ou à se plaindre aux arbres : après avoir fait l'éloge de la jalousie comme preuve d'amour (une maxime assez fréquente dans les opéras italiens comme français, au XVIIe siècle), il organise l'assassinat d'Eurydice par un de ses compagnons bergers. Oui, parfaitement, Orphée s'est changé en marâtre de Blanche-Neige ! C'est alors que, menacée du viol d'Aristée (et, sans le savoir, par le couteau du berger), Eurydice s'enfuit et marche sur la vipère.

Elle meurt très vite – rien à voir avec le quart d'heure de plaintes déchirantes et de rhétorique incroyable dans l'Orfeo de Rossi – et dès le début de l'acte suivant, Orphée est dans les Enfers, et Pluton lui rend déjà les armes. L'épisode de la remontée n'est pas très long lui non plus – et on ne comprend pas très bien pourquoi Orphée se retourne, il n'entend pas de vacarme derrière lui comme chez Striggio-Monteverdi, et Eurydice connaît la règle contrairement à Calzabigi-Gluck.

Couronnant ce non-Orphée, l'œuvre se conclut par les noces des supposés personnages secondaires : Aristée qui a gâché la vie de tout le monde, avec son ancienne fiancée qu'il a déflorée Autonoé – fille de Cadmus. On l'on ne reparle plus de l'échec d'Orphée ni des amants malheureux, point d'apothéose ni même de leçon à tirer.


4) La part du comique et de la grivoiserie.

La place de la vieille Nourrice (chantée par un ténor) comme pivot comique est assez habituel dans l'opéra italien du XVIIe siècle : dans L'Incoronazione di Poppea de Monteverdi, dans L'Orfeo de Rossi, et par écho dans le premier opéra français à sujet épique, Cadmus & Hermione de LULLY, les nourrices donnent des conseils immoraux aux jeunes filles, et sont même souvent lubriques – ainsi Vénus déguisée qui cherche à convaincre Eurydice d'être infidèle chez Rossi, ou la scène de rebuffade où la Nourrice cherche à séduire Arbas, le jeune serviteur de Cadmus.…

Cependant dans le livret d'Aureli pour Sartorio, la Nourrice Erinda entraîne Aristée et tous les autres personnages dans le cœur du drame, organisant les rencontres par de faux prétextes. Elle est réellement le moteur souterrain de tout le drame, comme les Sorcières de Macbeth, Iago ou Paolo Albiani…

J'ai ainsi étonné, non par les allusions grivoises – il y en a quelques-unes dans ces livrets italiens, mais par leur nombre et surtout leur franchise.

Le sujet me fascine de façon récurrente, car il n'est pas intuitif de le faire coïncider avec une société où la morale religieuse était si prégnante qu'elle faisait interdire les opéras pendant Carême, de peur de trop divertir les âmes. Certes, il s'agit ici d'un opéra vénitien et non d'une ville des États pontificaux, mais l'organisation des livrets demeure parente, et la société du XVIIe siècle paraît peu se prêter à ce genre de facéties de façon trop frontale, y compris dans les chansons à boire.
J'en ai davantage trouvé dans les opéras comiques français, mais on se situe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à Paris, avec tout un jeu sur le double sens – le livret est destiné à une consommation familiale, mais les adultes peuvent se regarder du coin de l'œil et sourire de ce qui est caché sous les allusions.


5) Quelques exemples d'effronterie

Mon intérêt peut se comparer à mes interrogations autour de Robert le Diable de Scribe & Meyerbeer (« Réception de Robert le Diable – ou comment forniquer sur des reliques avec des démons sans déranger personne ») : on se représente une société largement régie par la morale, et pourtant ce n'est manifestement pas le cas dans toutes les sphères de la vie publique.

Car je trouve ici les allusions particulièrement directes et lestes, et je vous en laisse un échantillon.

a) D'abord les maximes de vieille femme et d'ancienne coquette, très habituelles dans ce type d'œuvre.

Aurelio Aureli
Rapide traduction CSS
ERINDA
Se con le nozze ogn'ora
si dovesse pagar l'onor rapito,
quante donzelle son, ch'avrian marito!

LA NOURRICE
S'il fallait toujours payer l'honneur volé par des noces, combient de demoiselles auraient déjà des maris !
ERINDA
Doni chi vuol goder.
S'apre con chiave d'or
la porta d'ogni cor,
si compra ogni piacer,
doni chi vuol goder.
Pena chi nulla dà.
Poco giova il servir,
è fatta nel gioir
venale la beltà.
Pena chi nulla dà.

LA NOURRICE
Donne qui veut jouir ;
on ouvre d'une clef d'or
la porte de chaque cœur,
on achète chaque plaisir :
qu'il donne, celui qui veut jouir.
Dommage pour les gros rats.
Peu sert l'urbanité :
la beauté est rendue vénale
par la volupté.
Chèh les crevards.

b) Dans le débat final entre les amants secondaires (et finalement principaux) Autonoé (princesse de Thèbes, initialement déguisée en bohémienne) et Aristée (frère d'Orphée), les arguments sont d'une crudité assez inhabituelle, et évoquent assez clairement une interaction physique (et son plaisir). Je n'ai pas le souvenir d'avoir trouvé cela exprimé aussi franchement dans d'autres œuvres du temps.

Aurelio Aureli
Rapide traduction CSS
ARISTEO
Che imeneo ? che rapito
onor ti sogni ? volontarie gioie
in don mi concedesti,
e s'io godei tu più di me godesti
mentre con dolce usura
per ogni bacio tuo cento n'avesti.
ARISTÉE
De quel hymen parles-tu ? De quel honneur volé ? Tu m'as concédé en cadeau des joies volontaires ; et si, oui, j'ai joui, tu en as plus joui que moi – ce fut un doux taux usuraire, pour chaque baiser tu en eus cent.
ERINDA
Che fede ?
Ei giurò per godere ;
nel cor de' giovanetti
tanto dura la fè, quanto il piacere.
LA NOURRICE
De quelle serment parles-tu ?
Il a juré pour jouir ;
dans le cœur des jeunes gens
la promesse dure autant que le plaisir.

Je dois toutefois préciser que si goder signifie bien « jouir », le sens dans les livret italiens du temps est beaucoup moins connoté et beaucoup plus général que dans le français d'aujourd'hui. Il faudrait peut-être le traduire par une périphrase comme « révolter les fruits de notre amour ». Mais l'évocation assez précise de l'interaction promesse / relation physique, avec une princesse mythologique déflorée me paraît vraiment insolite. Et ce n'est pas une histoire de viol épique racontée par les grands historiens, non, non, vraiment une fantaisie de librettiste sur une fiancée un peu trop pressée. Un sujet qui paraît tellement concret et contemporain, j'en suis vraiment impressionné.
[Autonoé fait partie des ménades qui déchirent Penthée, mais je ne crois pas qu'elle ait jamais contracté ce type de fiançailles avec accompte chez les auteurs classiques.]

c) Moins verte, plus sombre, cette dernière remarque qui clôt les conseils d'Erinda lors de la réconciliation du couple secondaire. Elle avait déjà conseillé à Aristée de se concentrer sur les vivantes plutôt que sur Eurydice, et ici, elle commente le choix d'Autonoé de laisser Aristée vivre : à la fin des fins, les femmes ont faim. Et il faut bien des amants en vie pour les contenter.

Aurelio Aureli
Rapide traduction CSS
ERINDA
Già l'ho predetto :
in feminile petto
non regna crudeltà di tigre ircana,
ed ogni donna alfine
viva, e non morta vuol la carne umana.
LA NOURRICE
Je l'avais prédit :
dans le cœur féminin
ne règne pas la cruauté d'un tigre de Perse,
et toutes les femmes, à la fin des fins,
veulent de la chair vive et non de la chair morte.

Je croyais avoir lu dans les surtitres un innuendo assez spectaculaire sur les grandes tiges des nénuphars, utiles pour décoincer tel personnage un peu trop dans son bon droit – et qui m'avait stupéfait. Mais je n'en retrouve pas trace dans les versions du livret en ligne, très proches de la version scénique vue à l'Athénée.

Je crains que ma mémoire ne m'ait joué un vilain tour – le même jour je lisais les Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs (dont je parlerai peut-être ici), et on y trouve en effet des nénuphars à longues tiges (V) et un peu partout des choses qui s'emboîtent.



Pour prolonger sur CSS.

→ Un autre Orphée, romain cette fois : Orfeo de Luigi Rossi (1647). Avec une Nourrice tout aussi libérale sur la fidélité, mais un Aristée beaucoup plus calculateur et une très longue mort (incroyable) d'Euridice.
Duni licencieux (Les deux Chasseurs et la Laitière, 1763).
Grétry grivois (Guillaume Tell, 1791).
Offenbach éhonté (Le roi Carotte, 1872).
→ Un autre mystère sur la licence sexuelle à l'Opéra : réception de Robert le Diable (1831) – ou comment forniquer sur des reliques avec des démons sans déranger personne.

samedi 16 décembre 2023

Sonntag aus Licht : le dimanche récapitulatif de Stockhausen

Je voulais consacrer une longue notule à cette expérience hors du commun, en deux soirées (Cité de la Musique le vendredi et Philharmonie de Paris le lundi), aux dispositifs toujours aussi étonnants, mais j'ai tellement été emporté, et l'expérience a été tellement grisante, que je sens bien que je vais me noyer dans une interminable notule qui n'aurait pas grand sens pour les lecteurs qui n'y auraient pas assisté. Je propose donc simplement quelques mots sur les lignes de force et une petite évocation par scène.

Le résultat est clairement moins probant sans visuel et avec une captation aussi sèche, mais pour accompagner votre lecture :

1. Principes de Licht

Sonntag, le dernier volet (1998-2003) composé par Stockhausen, clôt son cycle Licht autour des sept jours jours de la semaine, qui racontent les aventures à la fois terrestres (la folie de sa mère quand il était petit enfant, la mort de son père sur le front de l'Est peu avant sa majorité, les souvenirs des bombardements, ses examens au Conservatoire, sa cornufication…), mystiques (lutte contre Lucifer, rencontre avec la femme idéale, principes duels, union entre tous les principes et tous les hommes) et cosmologiques (Création et re-Création du monde, tour de l'Univers, course du Temps…).

Tous ces opéras s'articulent essentiellement autour de trois personnages, Michael (une sorte d'ange du Bien, alter ego de Stockhausen) Eva (sa femme idéale), Lucifer (le principe miroir de Michael, mais pas systématiquement repoussoir, ils discutent beaucoup ensemble et beaucoup d'opéras se résolvent par leur réconciliation / fusion) ; chacun d'entre eux possède son double instrumental (trompette, cor de basset, et flûte / trombone), qui exécute (par cœur) la musique en costume, à côté ou à la place du chanteur. Ces personnages représentent en réalité plutôt trois grands principes, et chaque opéra propose une rêverie, plutôt qu'une action, autour d'un thème (l'amour, la lutte, la réconciliation, la Création…), organisé en scènes très segmentées, tableaux où une idée, un dispositif est exploré sans contrainte de temps ou de continuité narrative.

C'est donc bien un cycle d'opéras, car il y a des personnages et la mise en scène y est indispensable, mais sans désir de raconter une histoire : ce sont des pensées organisées en une sorte de festival mystique, plutôt qu'une action scénique. Cette description m'aurait épouvanté, mais la musique instrumentale y est souvent excellente – j'en reparlerai à propos de Sonntag, le sommet en la matière – et la liberté d'invention, le caractère profondément personnel et inédit de chaque proposition rendent à chaque fois le voyage fascinant.

Car le principe de Stockhausen, qui fait tout le prix de ces opéras, est qu'il ne connaît aucune limite : ce qu'il imagine, il le demande sur scène – indépendamment de toute considération technique ou pratique.
¶ dans Donnerstag (jeudi, 1980), Michael fait le tour de l'Univers, scène d'opéra sans aucun chanteur (tous les rôles sont tenus par des instruments), et les instrumentistes continuent de jouer dans l'heure qui suit le baisser de rideau, cachés dans les recoins et les bosquets autour de la salle de spectacle ;
¶ dans Samstag (samedi, 1983), on se balade dans le visage de Lucifer avant de virer tout le public de la salle de concert pour se rendre dans une église et assister à la renonciation à Lucifer de 39 franciscains ;
¶ dans Montag (lundi, 1988), on assiste en direct à l'enfantement (autour d'une gigantesque statue gynécologique) d'enfants hybrides ;
¶ dans Dienstag (mardi, 1991), on court à travers les millénaires, puis la guerre entre les trompettes et les trombones se déroule sous des bombardements dont l'allure ressemble de très près à ceux vécus par le jeune Stockhausen dans l'Allemagne des années 40 ;
¶ dans Freitag (vendredi, 1994), Michael est cocufié par Eva qui le trompe avec le fils de Lucifer, Caino… avec pour résultat une fusion perturbante d'objets animés sur scène et une lutte à mort des enfants de Michael et de Caino, qui finit par le massacre des enfants de Michael par un rhinocéros rose ailé blindé invincible de l'espace (je n'invente rien, tout est dans le livret) ;
¶ dans Mittwoch (mercredi, 1997), des débats autour de la nature de l'amour par un parlement du monde, et des instrumentistes flottent au-dessus du sol, soit par lévitation, soit par hélicoptère (le fameux quatuor à cordes dans un quatuor d'hélicos), le tout culminant dans un siège intergalactique ;
¶ enfin dans Sonntag (dimanche, 2003), sept groupes d'anges s'expriment simultanément en sept langues, les mots de Michael créent le monde (oui, Sto ne se prend pas pour n'importe qui), sept parfums sacrés sont promenés partout dans la salle, un cheval volant enlève un jeune garçon et les spectateurs entendent deux fois la même musique finale, le chœur et l'orchestre étant dans deux salles séparées, audibles avec un mixage distinct qui propose à chaque fois une nouvelle œuvre.


2. Structure de Sonntag

Sonntag, qui clôt le cycle, est peut-être celui où l'action est la plus ténue, mais aussi celui de la maturité de Stockhausen, où la musique est de la plus haute qualité – ce sont aussi les années de son cycle chambriste Klang, un de ses hauts chefs-d'œuvre à mon sens. C'est d'ailleurs très étrange : dans Sonntag comme dans Klang, s'agit d'une musique tout à fait atonale, avec peu de mélodies, de grands sauts d'intervalle, des rythmes complexes, une logique interne qui n'est pas du tout explicite… mais je trouve son écoute d'une évidence, d'une beauté immédiatement sensibles. Et cela se ressent aussi dans Sonntag, y compris dans les grands ensembles. Arriver à magnétiser l'auditoire avec des solos instrumentaux sans accompagnement, sans repères de type tonalité et sans que cela passe par l'admiration de la virtuosité (c'est extrêmement virtuose, mais ce n'est pas ce qui est mis en avant), je ne sais comment il s'y prend. Pour autant, musique extrêmement persuasive, et dans les salles pleines où le cycle a été joué, on ne voit pas de départs dans le public et on n'entend pas de protestations. Il y a indubitablement quelque chose qui se passe, et je ne parviens pas du tout à mettre le doigt sur ce qui fait la différence avec des solos de Berio, Scelsi ou Ferneyhough, qui m'intéressent beaucoup, beaucoup moins.

Assister à une représentations de Licht n'a donc rien d'un effort, et les moments d'ennui sont rares pour moi – la bande magnétique a vraiment vieilli et ne présente pas d'intérêt musical majeur, aussi, lorsqu'elle est mise en avant et que le discours scénique devient particulièrement lent ou répétitif, on attend un peu que le temps s'écoule… mais cela n'advient pas dans Sonntag, ou la matière musicale (solos, ensembles instrumentaux ou choraux) est toujours très aboutie.

Résumer l'action ne sera pas difficile : Sonntag est une gigantesque table des matières, la plus longue et la plus esthétisée qu'on ait vu et qu'on verra jamais. Sto y rappelle les symboles de chaque jour du cycles, et même les composantes de la Nature. Il ne s'y passe à peu près rien qui puisse ressembler à une action dramatique.

Scène 1 : « Lumières & Eaux ».
29 instrumentistes organisés en étoile, avec une couleur (bleue pour les instruments aigus qui caractérisent Michael, verte pour les instruments graves attachés à Eva). Les chanteurs des deux rôles déambulent parmi les musiciens, et à la fin, ces derniers s'en vont, non sans avoir bu un verre d'eau – oui, c'est dans la partition. Le texte égrène simplement des mots évoquant les éléments fondamentaux, et commence déjà à rappeler les épisodes précédents. Eva demande au chef de bisser le quatrième pont-lumière-haut, grand choral de cuivres où Stockhausen montre qu'il est le maître des plus beaux tuilages – je me disais justement, à l'issue de la section, que j'aurais adoré la réentendre !

Scène 2 : « Processions d'anges ».
Des anges chantent des formules d'évocation et de louange New Age assez peu compréhensibles à un grand tout : sept groupes (de six chanteurs mais à deux voix, sauf le dernier de quatre solistes), chacun dans une couleur et une langue (allemand, anglais, espagnol, arabe, hindi, chinois, swahili), serpentent sur la scène et alternent ou mêlent leurs chants. Le final est à nouveau un moment musical exceptionnel : entouré par un cercle de choristes qui chantent en nappe presque immobile (après avoir fait des gestes symbolisant les attributs de chaque jour de la semaine pendant toute la scène), le public profite du mélange des sept groupes sur scène mêlés aux instruments, foisonnement jubilatoire et qui, contre toute attente, se déploie avec une logique parfaite.

Scène 3 : « Images de Lumière ».
Égrenant des mots isolés évoquant les paysages, les animaux, les végétaux, les éléments, Michael opère une sorte d'évocation (ou de Création ?) de la Terre primordiale. Flûte, cor de basset et trompette, attachés aux personnages, jouent en alternance plutôt qu'ils ne l'accompagnent. Moment de poésie intense, de musique pure, où la platitude des listes et la nudité du dispositif laisse toute la place au plaisir de la phrase brute, et j'avoue avoir été particulièrement saisi par ce tableau.

Scène 4 : « Signes de Parfums ». 
Sept solistes vocaux (dont un enfant qui symbolise Eva) chantent les symboles de chaque jour de la semaine (dessin, couleur, planète, qualités spirituelles) comme une table des matières de tout le cycle. Pas le moment musicalement le plus probant, mais la virtuosité requise pour ces solos de chant impressionne fortement (et l'enfant est incroyablement juste et précis, par cœur de surcroît !) ; par ailleurs l'insolence de la proposition de balader sept parfums dans la salle a quelque chose de tout à fait réjouissant.
Car pour chaque solo et chaque jour, des figurants diffusent des vases de parfums à brûler dans la salle : cúchulainn, kyphi, mastic, rosa mystica, tate yananaka, ud, encens. Le résultat, à la fin des sept solos, cocotte un peu, et les senteurs ne m'ont pas paru si différentes (plus ou moins grillées, plus ou moins vanillées, plus ou moins entêtantes), mais le dispositif en lui-même est tellement osé et amusant !

Scène 5 : « Temps sublimes ».
Célébration de l'amour cosmique, qui mélange à nouveau les langues (en supprimant l'allemand et l'espagnol) et emprunte à Kâlidâsa, Hafez et Nefzaoui, la scène est jouée dans deux salles simultanément : cinq sextuors ou octuors choraux dans l'une, cinq sextuors instrumentaux dans l'autre. La musique de chaque salle n'est retransmise que partiellement : sept fois, et jamais sur l'ensemble du spectre sonore, si bien que lorsque le public change de salle pour réentendre la scène, il découvre un objet musical totalement nouveau. Ici aussi, le dispositif est totalement fou – la mise en place périlleuse aussi, avec quelques secondes de décalage entre les deux orchestres, ce qui a valu un redémarrage lors de la seconde exécution…
Et autant, sans doute à cause de la fatigue, la version orchestrale ne m'a pas bouleversé, autant la version chorale m'a paru à nouveau d'un naturel assez incroyable, croissant et décroissant de façon tout à fait organique et intuitive.

L'Adieu.
Cinq synthétiseurs reprennent les motifs de l'opéra. (Je vous ai épargné les délires sur les Fibonacci rétrogrades, je me suis cantonné à parler de ce qu'on entend réellement.) Sans grand intérêt, ressemble à la même bande magnétique informe des autres fois, bruit de fond ni déplaisant ni séduisant.

J'ai bien sûr été complètement stupéfait par la qualité d'exécution de cette œuvre incroyablement difficile, parfois confiée à des enfants (Aurélien Segarra, le soliste de la scène 4) ou à des amateurs (le Chœur Stella Maris, à la fin de la scène 4 et la Maitrise de Paris, dans la scène 5, se sont couverts de gloire). L'Orchestre de Chambre de Paris, les musiciens et chanteurs du CNSM et les solistes du Balcon étaient fantasbuleux comme toujours. Et la mise en espace de Ted Huffman et Maxime Pascal (avec les belles images en noir et blanc projetées par Pierre Martin Oriol), tellement plus juste que la terrible mise en scène bidouillée (et défective) de Silvia Costa pour Freitag.

Vraiment une expérience unique, à faire dans sa vie pour tous ceux qui peuvent demeurer non loin. Ne serait-ce que pour voir ce que peuvent produire un théâtre et une musique qui ne se fixent aucune limite humaine ni terrestre.

Et aussi sur Carnets sur sol :
→ représentation de Dienstag ;
→ représentation de Freitag.

David Le Marrec

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