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D'où vient l'émotion ? — Pourquoi Mozart est-il aussi différent / génial ? — La preuve par l'exemple


Cette notule, bien que comportant des extraits de partitions, se veut accessible pour tous… n'hésitez pas à faire des remarques s'il reste des points d'obscurité. (En l'occurrence, pour utiliser l'image, il suffit d'être conscient qu'une partition se déroule chronologiquement de gauche à droite, et de suivre les entrées des instruments. À défaut, l'extrait sonore devrait de toute façon se montrer suffisant.)


1. Ce que tout le monde se demande sur Mozart

La question est souvent posée : qu'est-ce que Mozart a de si différent ? Et, de fait, elle n'est pas injustifiée : après tout, on trouve personnalités fortes et audaces chez certains de ses contemporains, au cœur de la période la plus homogène de l'histoire de la musique (le classicisme du second XVIIIe). Pas seulement les facéties de Haydn, qui sont assez subtiles et demandent quelques notions d'analyse musicale, mais rien que la mélodie continue de Tarare (un flux semi-mélodique aboutissant à des sortes d'ariosos, comme le fera Wagner pour le style romantique) ou les Variations sur la Follia de Salieri (l'invention de l'orchestration !), ou le déjà romantique Oberon de Pavel Vranický (du vrai Weber de premier choix… en 1780).
Et bien sûr Mozart lui-même : les gammes modales (différentes « versions » qui s'éloignent de la gamme standard) dans la scène du Commandeur, l'orchestre dégingandé où les mesures se superposent dans le final du premier acte de Don Giovanni (« invention » de la « musique subjective », représentant sa propre perception déformée), les tournures mélancoliques dans les opéras gais (Così fan tutte, bouffonnerie déchirante), le fugato échevelé qui clôt la 41e Symphonie en en mêlant tous les motifs simultanément…

Évidemment, la réponse magique sur la Grâce reçue de Dieu ou de l'Esprit de la Musique n'est pas très convaincante, et tout n'est certes pas du même tonneau chez Mozart — même si, comme pour Schubert, les dernières années ne contiennent quasiment que de très hauts chefs-d'œuvre. À l'inverse, ce n'est tout de même pas pour rien (comme chaque compositeur devenu et resté célèbre) qu'il tant admiré chez les érudits et immédiatement séduisant pour l'ingénu.

C'est en réalité la même chose qui les intéresse, comme on va le voir.

2. En musique, d'où vient l'émotion ?

D'une manière plus générale, on se dit quelquefois, tellement la nuance entre l'ennui et l'extase paraît insaisissable, que l'émotion dégagée d'une musique dépend plus ou moins d'une fibre personnelle, de l'énergie des interprètes… C'est vrai pour partie : personne ne reçoit les mêmes sons de la même façon, selon son vécu, sa norme sonore, sa perception purement physique ; de même, une corde mise en vibration avec enthousiaste s'entend comme telle.

Néanmoins, il existe tout de même des faits objectifs qui peuvent être identifiés, dans une partition. C'est l'exemple qu'on va tenter ici, répondant à la fois à la singularité de Mozart et à la naissance de l'émotion.

3. La preuve par l'exemple

Nous sommes dans la Clémence de Titus. Au début de l'acte II, son ami Sextus (Sesto) est arrêté pour avoir participé au complot contre sa vie, par amour pour Vitellia (mais ça, personne ne le sait). La réplique de Sextus qui débute l'extrait (le passage inscrit sur la partition débute à partir de 0'24) insiste sur son sacrifice pour Vitellia : il va mourir, et personne ne saura qu'elle était l'instigatrice du complot. Suit la réplique de Vitellia en aparté : « Il marche à la mort pour moi, / Où puis-je me cacher ? ».
Le but va être de montrer que Mozart ne fait pas qu'accompagner de jolies mélodies, mais suggère des émotions par des procédés qui peuvent passer d'abord inaperçus.


Kate Lindsey (Sesto), Karina Gauvin (Vitellia), le Cercle de l'Harmonie et Jérémie Rhorer dans la version captée en décembre 2014 au Théâtre des Champs-Élysées à Paris. Choisie pour sa lisibilité, on perçoit particulièrement bien les événements orchestraux dans ce passage.



Il y aurait déjà beaucoup à dire sur la qualité de la réplique de Sextus, et par exemple les rythmes plaintifs et un peu déhanchés qui l'accompagnent : la basse fait note-silence-note, comme pour une marche implacable, tandis que les violons font silence-note-note, davantage comme une plainte, les deux se superposant. En marron sur la partition.

Sextus vient donc de faire ses adieux.

1 – Sur la dernière note, les violons passent en doubles croches (deux fois plus vite) : changement de caractère, qui traduit l'agitation.
1 – L'accompagnement est plus bref que la note chantée, mais celle-ci est doublée par les cors. La note tenue donne un sentiment d'attente, fait naître la tension.

2 – Les cors font un accent dramatique qui préparent la couleur de la réplique de Vitellia.
2 – La basse (violoncelles et contrebasses) est altérée et annonce une modulation : on va changer de tonalité, de couleur et d'univers sonore.
2 – Entrée du premier basson qui renforce la même note tenue par les violons et les cor. Le basson, outre qu'il va colorer de façon plus sombre la pâte orchestrale, est aussi l'instrument funèbre par excellence depuis très longtemps — seul instrument des requiems espagnols de la Renaissance, doublant la ligne de basse, ou utilisé pour les Enfers et les déplorations (« Scherza, infida » dans Ariodante, « Tristes apprêts » dans Castor & Pollux !).

3 – Entrée de Vitellia. En anacrouse, c'est-à-dire avant la mesure principale, de façon à donner de l'élan. Le procédé est très commun (on segmente très souvent les mélodies en mélodies avec anacrouse et mélodies sans anacrouse, un peu comme les vers avec ou sans Auftakt en allemand. Ici, cela permet aussi à Mozart d'éviter de submerger l'auditeur sous les informations, et ménage de l'espace pour l'effet 4, le point culminant de ce moment.

4 – Le second basson entre à son tour sur le premier appui fort des mots de Vitellia. Il entre avec douceur, mais sur une note étrangère à l'accord, qui dissone (sur un accord de mi bémol mineur, déjà assez rare et considéré comme particulièrement désespéré).
C'est le point culminant de l'extrait : tout ce qui était avant faisait monter la tension… ici, elle est à son comble, parce qu'au lieu de débuter une nouvelle mélodie normalement, elle reste chargée de la tension qui précède, à cause de cette note étrangère assez inhabituelle dans la littérature classique. Nous ressentons cette fêlure, mais pour les oreilles d'alors qui n'avaient pas encore entendu le Sacre du Printemps (ni même les symphonies de Schumann !), ce devait être particulièrement spectaculaire.
Comble du raffinement, sur quel mot tombe cet effet de discordance, où les deux bassons, contrairement à ce qui est attendu, se disjoignent et « frottent » au lieu de se fondre l'un dans l'autre ? Sur le mot « moi », bien sûr. La musique figure littéralement le déchirement de Vitellia, déchirée entre son intérêt personnel et le désir de faire justice à Sextus, se blâmant de sa lâcheté, de séparant d'elle-même.

5 – Autre habileté prosodique, les mots importants sont laissés libres (seuls les deux bassons restent pour le mot « mort ») pour être clairement audibles.

6 – Valeurs inhabituelles, très pressées, très serrées (une triple croche à côté de croches simples).

7 – On voit déjà le prochain effet : une note de basson tenue en pédale pour résonner pendant toute la suite (tandis que les altos se remettent à s'agiter en doutes croches sur la même note, insistante qui figure la trépidation).

4. Bilan

Tout cela en l'espace de quatre mesures. Tous les moments de toutes les œuvres de Mozart ne sont pas aussi denses et originaux, mais l'extrait montre la juste mesure du potentiel du compositeur. Avec ce genre de petits détails, pas forcément ostentatoires (les instruments entrent discrètement, pendant qu'il se passe autre chose), Mozart parvient non seulement à créer une forme de tension, mais aussi à portrayer de façon très précise les sentiments du personnage, dont il figure musicalement la fêlure et le déchirement.

On pourrait aussi discuter des couleurs harmoniques choisies (ces couleurs sont l'un des premiers vecteurs d'émotion musicale… ce sont souvent une appoggiature, un emprunt ou une modulation qui nous touchent et font la différence), mais c'est déjà plus technique : les plus informés le savent déjà, tandis que les non-lecteurs auront plus de difficulté à suivre.

Mais l'objectif est atteint : on peut, factuellement, repérer les sources de l'émotion et les émanations du génie. Je ne dis pas partout (expliquer et juger une mélodie est plus difficile que tout, par exemple), mais on peut toucher du doigt certains effluves puissants qui paraissaient destinés à rester à tout jamais des vapeurs insaisissables.

5. Et ensuite ?

Le prochain épisode sera dévolu aux subtilités de… Donizetti ! (Si, si.)

Retrouvez quelques notules semblables autour de détails écrits :


… et quelques autres encore qu'on vous laisse rechercher !


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Commentaires

1. Le dimanche 1 février 2015 à , par TAM

Même si ça fait cuistre, "portraire" me paraît plus juste et bien moins laid...

2. Le dimanche 1 février 2015 à , par DavidLeMarrec

Seigneur ! Je suis surveillé par l'Académie Champion-Droz.

« Portraire » est assurément attesté, mais « portrayer » me semblait plus communément utilisé (attraction du substantif anglais ?). Effectivement, je n'en trouve pas trace dans mon Trésor.

Tant pis, j'accepte la flétrition publique avec la stoïcité de celui qui l'a mérité.

3. Le dimanche 1 février 2015 à , par Xavier

Bonsoir!
Petites précisions sur l'harmonie: le 2è basson n'entre pas à la mesure 4, les deux sont déjà présents juste avant (barre en haut et barre en bas pour indiquer qu'ils sont bien deux), sinon c'est un simple accord de septième (IIè degré de si bémol mineur en accord de sixte et quinte), dont la 7è (le si, le do étant simplement la fondamentale de l'accord) est préparée comme il faut. C'est très joli et très bien fait, mais très habituel pour cette époque d'un point de vue harmonique.
La modulation est certes un peu surprenante, avec le ré bémol directement à la basse, la surprise est plutôt de ce côté, et encore, Mozart avait pris soin de ne pas mettre de tierce au premier temps pour qu'on n'ait pas la sensation d'une fausse relation; du coup je m'y attends un peu pour ma part... :)
Sinon, il y a plein de choses dans ton texte bien sûr!

4. Le dimanche 1 février 2015 à , par Xavier

(je voulais dire "plein de choses justes"!)

5. Le lundi 2 février 2015 à , par Xavier

Et sinon pour l'explication sur l'utilisation du basson je pense que tu vas un peu loin: Mozart fait systématiquement des petites réponses de vents entre les phrases du chant dans ses opéras, et d'ailleurs le basson est tout le temps présent dans le début de cet air (on l'entend dans l'extrait que tu as mis, en couple avec le hautbois, avec un ton bien plus sautillant), ce n'est donc pas tout à fait comme si le timbre pouvait surprendre.

6. Le mardi 3 février 2015 à , par DavidLeMarrec

Bonsoir Xavier !

D'abord, merci pour toutes ces précisions ! Bien sûr, je ne prétends pas rivaliser avec les véritables spécialistes de ta trempe, mon propos est avant tout ici d'isoler de petits faits, repérables par tous. De partager de petits cris d'admiration en essayant de mettre le doigt sur ce qui fait la différence.

Sur le contenu de ce que tu dis :

¶ Oui, effectivement, je n'avais pas vu la double hampe pour les bassons alors que je l'ai mentionnée pour les cors. Je vais corriger ça.

Et sinon pour l'explication sur l'utilisation du basson je pense que tu vas un peu loin: Mozart fait systématiquement des petites réponses de vents entre les phrases du chant dans ses opéras, et d'ailleurs le basson est tout le temps présent dans le début de cet air (on l'entend dans l'extrait que tu as mis, en couple avec le hautbois, avec un ton bien plus sautillant), ce n'est donc pas tout à fait comme si le timbre pouvait surprendre

¶ Je ne suis pas tout à fait d'accord. Bien sûr, le basson est tout le temps utilisé, et à lui seul, il peut être aussi bien solennel que pastoral et primesautier — on en trouve quantité d'exemples plaisants dans Così fan tutte.

En revanche, lorsqu'il apparaît de façon très exposée (il ne soutient pas une mélodie, contrairement aux extraits avant et après dans ce trio), en longue tenue, ça invoque immanquablement l'écriture des scènes funèbres ou infernales dans l'opéra français du XVIIIe siècle… une littérature musicale que Mozart connaissait bien : non seulement Paris était un centre musical essentiel en Europe (où il a résidé quelque temps), mais il a composé son Idomeneo dans une version adaptée en italien de l'Idoménée écrit par Danchet (pour la musique de Campra). Il a donc eu de multiples occasions d'en être conscient.

De toute façon, les Italiens faisaient de même : Haendel utilise aussi le basson comme instrument de déploration, avec les mêmes caractéristiques, employé sans mélodie supérieure, avec de longues tenues.

Pour finir, Mozart lui-même débute ainsi son Requiem, avec ce timbre très caractéristique.

Je ne dis pas que Mozart ce soit forcément dit « oh, tiens, je vais faire un peu de Requiem pour la réplique de Vitellia », mais cet imaginaire associé à la couleur d'un basson exposé et lent n'est pas anodin du tout, et je suis très persuadé que Mozart a délibérément voulu exploiter cette atmosphère à ce moment précis.

sinon c'est un simple accord de septième (IIè degré de si bémol mineur en accord de sixte et quinte), dont la 7è (le si, le do étant simplement la fondamentale de l'accord) est préparée comme il faut. C'est très joli et très bien fait, mais très habituel pour cette époque d'un point de vue harmonique.

¶ Ces deuxièmes degrés avec quinte diminuée sont même couramment utilisés par les Français au début du XVIIIe siècle, dans une langue qui n'était pourtant harmoniquement pas très aventureuse. Et ils ne sonnent pas exotiques ou spectaculaires.

Je ne dis pas que ce soit exceptionnel, mais dans la langue très consonante de La Clemenza di Tito (dans tout le début du trio, des accords de quatre sons, à part des septièmes de dominante très comme-il-faut…), ajoutée aux autres effets simultanés (d'où la numérotation de événements), il y a vraiment un effet de dissonance et de tension — alors que, comme tu le soulignes, c'est seulement la fondamentale qui apparaît.
Et en l'occurrence, je trouve le résultat de ce petit frottement tout à fait saisissant, et même plutôt atypique, en tout cas à une telle intensité émotionnelle — effet de contraste, mais aussi accumulation des éléments à cet endroit.

Tu as raison de dire, néanmoins et tout à fait, que ce n'est pas une innovation. Ta précision sur le ré bémol comme portant l'essentiel de la surprise n'est pas du tout mon expérience (moi je suis fasciné l'entrechoquement des deux bassons), le procédé est peut-être tout aussi puissant, mais moins immédiatement saillant, je vais réessayer pour l'entendre de cette façon. Parce que j'ai l'impression que j'entends déjà la modulation avant qu'il n'arrive.

7. Le mardi 3 février 2015 à , par Xavier

"Parce que j'ai l'impression que j'entends déjà la modulation avant qu'il n'arrive."
Oui, c'est un peu ce que je disais: le fait qu'il enlève la tierce sur le 1er temps permet la modulation de façon moins abrupte, et du coup l'absence de tierce fait qu'on peut s'attendre à un changement de mode.

8. Le jeudi 5 février 2015 à , par malko

Là, on est en plein dans le sujet mais plus du tout dans l'objectif annoncé...

9. Le jeudi 5 février 2015 à , par Xavier

Ca a l'air très technique comme ça, oui, mais ce sont des notions complexes; ça peut être accessible à condition de se mettre au piano pour expliquer plus posément les choses et les faire entendre en détail.

10. Le samedi 7 février 2015 à , par DavidLeMarrec

Je ne vais quand même pas disputer Xavier parce qu'il entre dans le cœur du sujet ! :)

Les commentaires n'ont pas à être dans la même ligne que la notule, c'est aussi leur intérêt… :)

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